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littérature française

  • Des inspecteurs des finances, des variations Goldberg et d’une certaine Céline...

    igfuniforme.jpgMa très chère,

    Qu’il aille au diable ce temps que je n’ai pas !

    Je vais me faire voleuse ce début d’après-midi, dérober un bout de ces heures qui défilent et lancer, à ma façon, un pied de nez à cette réalité qui, depuis avant-hier, n’a de cesse de m’empêcher d’écrire. Ici, ma chère, je suis contrainte au verbe utile. Aux ordres de ceux qui me prient de virer la littérature en annexe. Imagine qu’une telle chose m’a été demandée, au sujet d’une circulaire trop longue au goût de cette hiérarchie économe en toutes choses fussent-elles des lignes explicatives enrobant un indigeste discours budgétaire.

    Je me suis exécutée en songeant à tous ces mots perdus, ceux que j’avais à te dire en réponse aux tiens, sur mes rêves, sur le bonheur, sur la vie. Bref, sur toutes ces choses qui me portent.

    J’aurai la fortune modeste en ce jour, me contentant d’attraper au vol quelques lettres d’alphabet avant que celles-ci n’aillent rejoindre pour l’éternité le cimetière de ces voyelles qui n’auront jamais d’ailes, de ces consonnes qui ne claqueront pas davantage, de ces syllabes jamais assemblées, de ces billets morts avant que d’avoir existé. Je m’incline pourtant devant l’autel de la réalité et vois le bonheur à ma porte. Comme d’autres midi.

    Le mien aujourd’hui ressemblera à cette missive légère, ces quelques lignes que j’ai pu sauver avant qu’elles ne s’échappent tout à fait. Il me plaît de penser, que quelque part existe, entre indicible et évanescence, un petit espace ouvert sur l’infini, des rangées de tombes, celles de tous ces romans jamais écrits avec pour seule épitaphe, « Mort au front de la vie ».

    Restez, jolis mots, ne partez pas, je vous en prie ! Je voudrais tant que vous existiez ! Encore une minute et je serai tout à vous ! Donnez-moi le temps de vous approcher, de vous apprivoiser, de vous structurer, de vous enrober de délicates virgules, de faire de vous des phrases. Écrins de la pensée où ils reposeront pour l’avenir, défiant la fugacité et l’oubli. Photographie verbale de tous ces moments qui, sans cela, mourront dans les bras des suivants sans que nul ne les ait retenu.

    Hier, alors que j’avais l’esprit tout à ces écrits contrariés, j’ai vécu l’un de ces instants. J’avais en face de moi trois inspecteurs des finances venus faire en nos murs ce pour quoi ils sont faits : inspecter. Je regardais avec attention ces mousquetaires d’un nouveau genre. La France de ce temps a les élites qu’elle peut, et me suis longuement demandée quels pouvaient être les rêves de bonheur de ces hommes-là.

    Pour le plus âgé, Athos, forcément, chef de la mission d’inspection, la soixantaine bien passée, Mérite et Légion d'honneur à la boutonnière, il m’est apparu d’emblée assez clair que son bonheur avec tout l’air d’être ailleurs que dans cette petite salle de réunion, sans fenêtre, à l’atmosphère sèche des climatiseurs, au mobilier national froid et fonctionnel.

    Costume de coupe impeccable, stylo-plume Dupont, petit carnet de moleskine noire, il prenait négligemment des notes d’une écriture que je devinais petite et serrée, pareille à son esprit, en somme. Il avait un peu surélevé son smartphone, pour surveiller le temps me suis-je dit tout d’abord, en réalité il lisait des messages lesquels arrivaient à intervalle régulier, lui arrachant un petit sourire. De temps à autre, il semblait émerger de cette rêverie fugace et posait des questions d’une perspicacité redoutable. A l’évidence il était là, sans être là. Comme moi, finalement.

    Je ne sais pourquoi, une fulgurance. J’ai vu sa vie se dérouler, vieux film en noir et blanc, plan de carrière scénarisé, aussi. Jeune homme de bonne famille, père haut fonctionnaire, marié, jeune probablement, avec une femme rencontrée en classe préparatoire pour intégrer l’ENA, ce qu’elle ne fera pas, mais lui, oui, et brillamment encore. Je les vois dans un appartement haussmannien, elle toute à ses maternités, lui, prenant la tête d’un bureau du ministère des finances, recevant le samedi soir à dîner d’autres chefs de bureau, camarades de promotion, et quelques sous-directeurs, tous membres de ce même cénacle, celui de la haute administration française. Réseau essentiel à ces hommes qui, pour s’échanger plus tard quelques passe-droits, commencent dès l’aube de leurs carrières par s’échanger les plats, tant il vrai qu’en France, l’appétit commande tout. Estomac comme ambition. Je l’ai vu ensuite, gagner ses galons, conseiller quelque directeur de cabinet ministériel, en devenir un lui-même. Plusieurs aller-retour dans son corps d’origine, un passage probable au Conseil d’État, un cynisme qui se développe, un mépris pour une certaine fonction publique, qu’avec le temps il finira par appeler « de base », ces petits fonctionnaires sans lettres, sans élégance, tâcherons anonymes s’agitant dans l’ombre des grands corps. Ses enfants qui grandissent, des petits enfants peut-être ? Et soudain, patatras, une jeune Céline, sortie d’on ne sait, l’histoire ne le dit pas. On sait juste qu’elle a trente ans, cette jeune Céline. Tout juste femme elle vient lui rappeler qu’en réalité, la vie n’est pas faite que du rouge des codes Dalloz, pas plus qu’elle ne l’est de ces bleus que l’on dit budgétaires… J’ai vu, dans ses questions qui jaillissaient après chacun des messages s’affichant sur l’écran de son téléphone, comme une résistance de son esprit, une volonté de ne pas se laisser aller ainsi et pourtant, après la réunion, il vient de le décider, il ira voir Céline.

    Il ne m’a pas fallu longtemps pour démasquer le deuxième, Aramis. Nos regards ne cessaient de s’accrocher, je le sentais m’observer à la dérobée, et replonger dans son ordinateur dès que mes yeux se levaient sur lui. Je cachais mon sourire, m’appliquant à répondre au troisième en des termes précis alors que mon esprit était tout à cette paire d’yeux que je sentais sur moi.

    En une fraction de seconde, j’ai vu ce qu’il dissimulait. Il a suffi d’un détail. Je leur accorde beaucoup d’importance aux détails, souvent ils viennent trahir ce que la personne porte en elle. Le deuxième donc était jeune. À peine la trentaine je pense. La coupe de cheveux courte, une petite mèche que l’on devine rebelle, bien plaquée pourtant, un costume de bonne facture, d’usage ici et encore plus aux Finances car elle est leur affaire finalement, la facture. Des doigts longs et fins pianotant sur un clavier, des mains de musicien, de pianiste précisément. Mes yeux remontèrent sur ses poignets et je vis un petit bracelet, puis un autre. L’incongruité de la chose ne pouvait qu’emballer mon imagination.

    J’ai alors compris et, comme pour le premier, tout un scénario m’est venu à l’esprit. Je l’ai vu fils de professeurs de français, de lycée probablement. Ses parents, eux-mêmes de souche populaire, fruits de ce mérite républicain que j’affectionne, de cette France de Ferry, laïcarde et républicaine, qui bouffait du curé, mais s’abreuvait aux belles lettres. Je les ai vus débordant d’ambition pour leur fils, unique, cela va de soi, le baignant dans leur amour, l’entourant de littérature, le rêvant normalien. Mais Thomas, je me suis dit qu’il s’appelait Thomas mon Aramis, lui ne se voit pas ainsi. Depuis qu’il est petit, il n’aime qu’une seule chose, la musique. Premier de sa classe depuis l’école élémentaire, il a eu en récompense de son premier livret de cours préparatoire, un petit lecteur de disque avec, pour l’accompagner, celui des variations Goldberg. Ce fut pour lui une révélation et ses parents, désireux du bonheur de cet enfant si brillant, lui offrirent des cours de piano. Il se révéla vite un virtuose et sa mère en fit des cheveux blancs. Il n’était pas question pour elle que son fils fut artiste, il devait être normalien.

    Remarquable en toute chose, Thomas l’était aussi par sa gentillesse envers ses parents. Il n’osa pas aller contre le vœu de sa mère, et devint une bête de concours, ne consacrant à la musique que les quelques minutes restantes entre deux khôlles. Étouffant ses soupirs, il devint mélancolique, sa mère s’en inquiéta. Il la rassura bien vite, juste un peu de fatigue dit-il, ne t’inquiète pas maman, tout va bien, je serais normalien. Et il le fut. Une chose en entraînant une autre, il réussit l’ENA dans la foulée. Sa seule rébellion, fut de choisir l’inspection des finances et non point l’enseignement. Idéaliste, perfectionniste et minutieux, il ne se voyait pas enseigner à des jeunes adolescents des lettres dont ils n’ont plus cure, sa mélancolie lui en serait devenue mortelle. Et depuis, il arpente les couloirs de Bercy, de sa longue silhouette élancée, ses écouteurs aux oreilles, il rédige ses rapports aux sons des grands classiques et dès qu’il rentre le soir, il se met au piano. Sans oser se l’avouer, car son âme est belle, il attend que ses parents ne soient plus pour envoyer voler ses costumes, ses cravates, ses rapports et ses tableurs. En attendant l’instant, il porte seulement ce petit bracelet, ce tout petit détail qui montre que derrière le haut fonctionnaire, se cache un artiste. Je crois bien qu’à son regard, hier, Thomas m’a démasquée.

    Je n’ai pas autant de choses à dire sur Porthos, le troisième, si ce n’est, peut-être, qu’une Céline l’attendra dans vingt ou trente ans. Elle n’est pas encore née pour l’heure, lui-même vient à peine de se marier. Le premier enfant est en route, il a signé hier devant notaire l’acte d’achat d’un appartement, une affaire, avenue de Messine. Sa femme, dans la foulée lui a annoncé qu’elle quittait les bancs de sciences-po pour se consacrer à sa grossesse. Il est dans le moule, en somme. Le plan est en marche, il va dérouler sa carrière dans l’ignorance qu’un jour, il y aura un avant et un après. Céline. A moins que ce ne soit une Constance qui attende ce mousquetaire-là.

    À la fin de la réunion, j’ai raccompagné à l’ascenseur mes trois gardiens du temple budgétaire républicain. La main d’Aramis s’est un peu attardée dans la mienne, j’ai eu subitement envie qu’il m’emmène avec lui, mais son téléphone a sonné, il a soupiré. Les portes automatiques se sont refermées, je suis retournée à mon bureau tapissé de codes rouges. Il me fallait relire une dernière fois cette circulaire dont toute la littérature était remisée en annexe.

    J’ai décidé de ne pas le faire. A la place, je t’ai écrit.

    Ton amie,

    FE

    Laure Arcelin- 2017 - tous droits réservés - reproduction interdite

  • Partie de dame, échec au roi...

    FC003-a-f_0.jpgMon amie,

    Il y a tant de tristesse et de résignation dans votre dernier message, que je ne me voyais pas vous laisser dans le silence et le désarroi. Dans ce que je comprends, ou plus précisément, dans ce que vous ne me dites pas, je devine que votre relation avec monsieur votre époux prend un tour des plus mauvais. J’en suis fort désolée et ne suis peut-être pas la personne idoine pour vous donner les meilleurs conseils, en tout cas ceux que la situation que vous me décrivez semblent requérir, en apparence. Cela étant dit, l’étrange ressemblance de caractère qui nous lie, m’autorise à vous livrer, sans fard aucun, le fond de ma pensée. Je sais que vous en saisirez l’essence, au-delà des mots.

    Vous le savez, car nous en avons souvent parlé, les hommes sont pour moi une source de grande perplexité, un réservoir sans fond d’interrogations multiples. Paradoxalement, ils sont également d’une prévisibilité déjouant l’entendement. C’est là toute l’ambivalente richesse des relations que nous entretenons avec eux, pour peu que la conscience nous en soit donnée, ce qui n’est pas toujours le cas. Au fond, si la vie était une partie d’échec, je crois que nous autres, du sexe prétendument faible, avançons toujours avec trois coups d’avance. Ecrivant cela, j’entrevois le caractère glissant de la pente sur laquelle je m’engage, mais je vous sais intelligente. J’avancerais donc en terrain relativement sécurisé, les offuscations de principe ne sont pas dans vos habitudes, aussi j’irais sans tergiverser et sans verser dans les apitoiements et les niaiseries que l’on peut entendre d’ordinaire.

    Je comprends que la situation que vous vivez n’est pas facile. Vous êtes ambitieuse, ce qui est tout à votre honneur et vous souhaitez parvenir à votre objectif. Je saisis entre vos ligne que votre époux, par les propos qu’il vous tient, vous cantonne à des questions matérielles et domestiques. Considérées à l’aune des aspirations élevées vers lesquelles vous porte votre esprit, vous souhaiteriez qu’il intéresse davantage à vos aspirations profondes. Le fossé entre vous va en se creusant, votre relation se distend. Vous vous repliez sur vous-même, tandis que lui semble découvrir une femme qu’il ne connaissait pas, vivant vos désirs de carrière comme une échappée solitaire. Il cherche par retour à reprendre le contrôle sur vous ce qui génère crises, colères et rebuffades de votre part, incompréhension et mutisme de la sienne. C’est là un schéma des plus classiques, un cercle vicieux qu’il faut rompre dès à présent tant les effets sont pernicieux pour l’avenir de cette relation à laquelle vous semblez tenir encore.

    Peut-être vais-je vous décevoir, mais je vous dois la franchise et si vous êtes assurée de toute ma compassion, je ne vous plaindrai pas. Je serais en effet une bien mauvaise amie si je ne me contentais que de vous prodiguer quelques mots de réconfort. Passée la satisfaction d’avoir essuyé vos larmes et craché mon venin contre le fâcheux, vous arrachant sans doute un sourire aussi désolé que mouillé, la situation, en elle-même, n’aurait guère avancé, reconnaissez-le.

    Donc, si vous le voulez bien, laissons jouer cette scène par celles de nos congénères qui y excellent, et plaçons-nous plutôt côté coulisses pour les éclairer d’une lumière crue. En un mot, soyons du bord des ficelles que l’on tire et non de celui des marionnettes. Quand bien même celles-ci s’agitent dans tous les sens sur la piste, les pauvrettes ne restent jamais que ce qu’elles sont, des jouets manipulables, enfermées ad vitam aeternam dans le rôle qu’il leur a été assigné, sans prise aucune sur une destinée dont le sort reste décidé par d’autres. Pour être moi-même tombée dans tous ses pièges dans ma prime jeunesse, et pour être honnête, il y a peu encore, je suis maintenant convaincue que les passions sont mauvaises conseillères en bien des choses de la vie, en amour plus encore qu’ailleurs. Quant à l’hystérie en la matière, elle ne mène jamais bien loin, sinon à se tirer une balle dans le pied, car c’est là justement la réaction que votre époux cherche à susciter chez vous.

    Avisez-vous d’y succomber, hurlez à lui en arracher les tympans, vociférez toute cordes vocales à l’assaut, fracassez la vaisselle à sa figure, envoyez tous les verres contre les portes et les murs, jetez-vous tous poings dehors contre sa poitrine en pleurant, tapez du pied avec rage, trépignez avec violence, versez toutes les larmes de votre corps, hoquetez ostensiblement, reniflez bruyamment, pour enfin menacer de le quitter en sortant vos malles du placard, bref, laissez-vous aller, ne serait-ce qu’une seconde, à de tels emportements, qu’il vous regardera avec, au mieux, toute la commisération que requiert la faible femme que vous êtes, au pire, il vous traitera d’hystérique, ce qui, dans la bouche d’un homme, s’il n’est pas médecin et que cette affirmation n’est pas un diagnostic psychiatrique, revient à exprimer tout le mépris qu’il peut avoir pour vous.

    Même s’il esquisse un petit mouvement de recul sous votre estocade, qu’il semble désolé de vous voir dans un tel état, qu’il baisse piteusement les yeux sur ses chaussures en se demandant ce qu’il a bien pu dire pour déclencher un tel tsunami, ne vous y fiez pas. Sachez qu’intérieurement, son sourire sera sarcastique, ses lèvres moqueuses, ses sourcils arqués, en réalité il sera affligé, pensant que finalement vous êtes comme toutes les autres, incapable de maîtriser vos nerfs, soumise à vos hormones, au cycle de la lune, au sens du vent, à l’intensité de la marée ou que sais-je. Il marquera un temps d’arrêt,  vous observera de pied en cap, son calme sera certainement olympien, contrastant d’autant avec votre excitation névrotique, puis d’une voix sereine, doucereuse s’il est habile, il vous expliquera que vous avez vraiment de la chance de l’avoir dans votre vie - il insistera sur le vraiment - qu’aucun autre homme ne vous supporterait compte tenu de votre caractère impossible, de vos attitudes infantiles, de vos sautes d’humeur inacceptables à votre âge et de vos caprices d’enfant gâtée. Vous l’écouterez en reniflant, dégoulinante d’eau et de rimmel. A votre tour, vous regarderez vos escarpins, vous culpabiliserez. Après tout qu’y avait-il de grave ? Rien, vous direz-vous. Et vous présenterez vos excuses, qu’il acceptera dans sa grande bonté. Puis il vous ouvrira en grand ses bras protecteurs, murmurant dans votre cou à quel point vous êtes une vilaine fille. Jusqu’à ce que gentiment il vous repousse, retourne à son bureau régler une urgence, tout en vous demandant, d’un ton léger, « Au fait Chérie, tu as pensé à prendre du pain ? ».

    En vérité, vous aurez été ridicule et j’ajoute, prévisible. Vous aurez agi en bon automate dont il aura, d’un seul geste activé les mécanismes. Voyez comme cette petite comédie est bien rodée, appréciez l’énormité du piège qu’il vous tend. Déjouez ses pronostics pour une fois, utilisez vos trois coups d’avance.

    Pour y parvenir, la seule chose à laquelle je peux vous inviter, c’est de prendre un peu de hauteur. Changez de perspective, quittez le registre des sentiments et les affres qui les accompagnent. Revenez à une dimension plus terrestre, celle des relations humaines. Ne regardez plus votre époux comme l’homme que vous aimez, mais comme un homme tout court. Au-delà même, comme un être humain avec ses forces et ses faiblesses. Vous êtes engagée avec lui dans un rapport de force, une lutte pour le pouvoir. Que vous soyez une femme, et lui un homme ne doit pas jouer, surtout pas. Vous avez un allié de taille dans l’affaire, insoupçonné, votre mari lui-même. Malgré lui et pour deux raisons simples.

    La première, c’est qu’il ne lui viendra jamais à l’esprit que vous pouvez vous affranchir de vos hormones féminines pour raisonner froidement, tel un homme pourrait le faire, jamais. En second lieu, il ne pourra pas davantage se départir de ce que ses yeux lui montrent : une femme.

    C’est là une chose que j’ai apprise des longues années passées à côtoyer et observer les allées du pouvoir. Qu’ils soient députés, sénateurs, chef d’entreprise, directeur d’administration centrale, ces hommes restent des hommes. Placez dans la même pièce qu’eux une femme dont la carrière fait d’elle leur égale, ils ne verront pas la député, la sénatrice, la directrice d’administration centrale ou la chef d’entreprise. Non, ils verront une femme. Et pour peu qu’elle soit dotée de quelques charmes et appâts, elle les éblouira, les troublera, autant dire qu’ils auront déjà perdu d’avance, tombant cul par-dessus tête dans ce piège vieux comme le monde. Ils ne pourront s’empêcher de jouer leur partie, attendant d’elle qu’elle joue la sienne. Et c’est ce qu’il se passera. Elle les verra arriver goguenarde, les laissera quelques minutes tirer les ficelles et, au dernier moment, nœud coulant, elle les étranglera. Ils comprendront, mais un peu tard, qu’ils étaient les marionnettes.

    L’histoire regorge de femme de ce genre, songez à Catherine de Médicis ou Anne d’Autriche par exemple, l’une a ordonné la Saint Barthélémy, l’autre a maté la fronde. Elles avaient face à elles des hommes sans commune mesure avec ceux de notre temps, à la langue aussi aiguisée que l’épée, dont ils n’usaient pas avec parcimonie. Elles n’avaient pas le bénéfice de cent ans de féminisme derrière elles, et pourtant, elles ont été des hommes d’État, et quels hommes ! Plus près de nous pensez à Margaret Tatcher, et Angela Merkel, comment croyez-vous qu’elles soient arrivées au pouvoir et s’y maintenant même. En piquant des crises de nerfs ? Peut-être, mais seules alors, face à leur miroir. En public, elles n’avaient de femmes que l’apparence. Vous rappelez-vous la candidature de Ségolène Royale à la présidentielle ? Avez-vous souvenance de certains arguments qui lui ont été opposés ? Pour la plupart au ras de la ceinture, quand on ne la renvoyait pas carrément dans sa cuisine. C’est plus fort qu’eux, c’est leur faiblesse. Elle tient en une phrase : ils ne pourront jamais s’empêcher d’être ce qu’ils sont alors que nous, faibles femmes, avons les moyens de dépasser notre condition.

    Voici, ma très chère, ce que j’avais envie de vous dire. Toute femme porte en elle un homme qui dort, toute femme a la force de s’en servir, encore faut-il qu’elle en ait conscience. Dans le cas contraire, effectivement, elle n’est qu’une marionnette. Réveillez cet homme en vous !

    Faites-le toutefois avec douceur, il ne s’agit pas de vous transformer en camionneur repoussant. Restez charmante, avenante, séduisante et même appétissante. Toutefois, ne jouez cette partie que dans votre alcôve. Pour le reste, chaussez vos escarpins, mais ne vous en laissez pas conter. Vous connaissez les pièges, déjouez-les. Faites-le avec intelligence, esquivez les coups que vous sentez arriver par un sourire. Restez hermétique, ne donnez aucune prise, ne lui montrez pas que vous voyez clair en son jeu, laissez-le être galant et protecteur, c’est si charmant et délicieux.

    L’habileté est là, il ne doit jamais se douter que vous l’avez percé à jour, tout est finesse et équilibre. Laissez-le croire qu’il mène la danse sur quelques détails, mais faites-en à votre guise pour le principal. Et vous verrez, je suis prête à en prendre les paris, vous serez pour votre époux, une femme irremplaçable. Vous ne serez plus comme les autres. Il se peut même que vous parveniez à supplanter la seule femme de sa vie. Sa mère !

    A me relire avant de terminer cette lettre, je me demande si finalement, l’homme parfait ne serait pas une femme ?

    Je vous laisse sur cette dernière cabriole, et le clin d’œil de rigueur.

    Votre facétieuse amie,

    FE

     Laure Arcelin - 2017 - tous droits réservés, reproduction interdite

  • Belle marquise, d’amour… Variations, dégringolades et vertiges

    Syl- 24 dec 2016.jpgMa très chère amie,

    Je te remercie de ces nouvelles que tu me donnes et m’en vais dérober un peu de ce temps qui ne cesse de fuir pour te répondre. Tu me dis courir de réunions en réunions, je suis hélas au même régime.

    Vraie maladie que celle que l’on nomme parfois « réunionite », asymptomatique dans le secteur privé, aiguë ici. A telle enseigne que je me demande d’ailleurs combien elle coûte à l’État, c’est-à-dire au contribuable au bout du compte. Les sages de la Cour des comptes devraient s’atteler à cette question sans plus tarder. Il y a là quelques économies à faire. Songe que l’on ne cesse de perdre du temps, et partant de l’argent, à organiser d’interminables réunions qui, toutes ou presque, portent sur les contraintes budgétaires, les tensions des finances publiques, la nécessité de faire des économies. Il ferait beau voir que l’on nous crée un indicateur pour mesurer le coût de ces minutes perdues, imagine une sorte de tableur avec pour formule, la réunion a duré tant, elle a coûté tant, son objectif devrait rapporter tant.

    En attendant, je dois t’avouer que je m’y ennuie souvent. A tel point d’ailleurs qu’il m’arrive de dissimuler un livre sous une couverture ressemblant à s’y méprendre à un dossier, quand je ne fais pas tout bonnement semblant de prendre des notes, mon esprit restant tout entier absorbé par un texte que je retravaille. Je dois d’ailleurs reconnaître que cette tendance s’est considérablement aggravée chez moi. Ne t’inquiète pas, je suis prudente.  De temps à autre, je lève le nez de mes feuilles, remets mes lunettes et acquiesce aux propos insipides débités par tel ou tel collègue. Je le fais d’un air que je m’applique à rendre le plus inspiré possible. Parfois, j’assortis le tout d’une petite mimique de la bouche, comme si j’allais dire quelque chose pour finalement me raviser. Je donne des gages en somme. Cela ne me coûte pas grand-chose et satisfait l’ego de ces gens qui se croient irremplaçables.  

    Mais que je te fasse sourire un peu. Comme tu le sais, j’aime à me plonger dans les lettres de la Sévigné. Eh bien l’autre jour, je suis tombée sur une lettre dans laquelle elle annonce à sa fille la mort de Jean de Montigny, évêque de Saint-Pol-de-Léon, nouvelle qui n’a pas dû susciter un grand émoi chez Françoise de Grignan qui ne le connaissait pas. La marquise s’interroge d’ailleurs sur les raisons pour lesquelles elle lui rapporte cet évènement.

    C’est là finalement le charme des correspondances privées. Conversation écrite où l’on échange mille choses anodines sans vraiment de liens entre elles, des petits riens de la vie, à la lueur d’une chandelle, au bruit doux d’une plume qui gratte le papier. À cette lecture, mon esprit, que j’ai un peu glissant, s’est amusé à imaginer comment cette même information aurait pu être relatée à travers les siècles, toujours dans le cadre de lettres intimes évidemment. Je ne résiste à l’envie de te faire partager cette petite promenade, à dos de plume, elle a quelque chose de vertigineux.

    Notre ballade commence donc le 30 septembre 1671, lorsque la belle Marie écrit cela à sa fille que l’on disait la plus jolie de la cour, mais que son mariage exila en Provence : «… mourut lundi matin. Je fus à Vitré, je le vis et voudrais ne l’avoir point vu. Son frère l’avocat général me parut inconsolable. Je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois ; il me dit qu’il était trop affligé pour trouver cette consolation. Ce pauvre petit évêque avait trente-cinq ans ; il était établi. Il avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences. C’est ce qui l’a tué, comme Pascal ; il s’est épuisé. Vous n’avez pas trop affaire de ce détail, mais c’est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par là. Et puis il me semble que la mort est l’affaire de tout le monde et que les conséquences viennent bien droit jusqu’à nous. »

    Pudeur et retenue, de cette plume intime du XVIIe siècle qui effleure l’âme et caresse le temps. Quelques années plus tard, la révolution coupe les têtes, mais rallonge les phrases, elles ruissellent comme le sang dans les caniveaux des régimes qui se succèdent, les mots montent à l’assaut, brandissent leurs émotions, deviennent les étendards de toutes les barricades, s’offrent au regard, s’épanchent avec lyrisme, la tonalité devient emphatique, exaltée parfois, le romantisme apparaît, la plume va, déclamant ses tourments la main sur le cœur, arpentant la montagne au soleil couchant, j’ai imaginé que le XIXe siècle racontant le même événement aurait pu donner une lettre dans ce style:

    «Rappelé par le Très Haut, mon ami Jean de Montigny, évêque de Saint-Pol-de-Léon, s’en est allé ce lundi matin, à l’aube grisâtre et silencieuse, ultime hommage d’une nature comme en deuil déjà. Dès que j’en fus informée, je suis allée me recueillir devant sa dépouille à Vitré, mon cœur saigne et se lamente tant j’aurais aimé qu’il fût encore en vie, je garde à jamais cette belle image que j’avais de lui. Qu’une si belle âme s’en soit allée, ainsi cueillie dans la fleur de l’âge par la main funeste d’un destin cruel est pour moi la source d’une peine incommensurable, son élévation n’avait d’égale que la brillance de son esprit, une étoile fauchée en pleine ascension que tout appelait à briller au firmament des sciences de ce siècle. Son frère, avocat général, le pauvre cher homme, demeure inconsolable, il est dans une telle affliction qu’il n’a pu trouver assez de force pour m’accompagner et puiser quelque consolation dans mes bois où je le conviais à venir verser toutes ces larmes qui l’envahissent à toute heure du jour et de la nuit depuis le départ de son frère. Songez, ma très chère fille, que le disparu, tout juste évêque, n’avait que trente-cinq ans, une carrière prometteuse, un esprit élevé, tendu vers les questions scientifiques, mais comme Pascal, il est mort de s’être épuisé à la tâche. Je sais bien que cette nouvelle n’a que peu d’importance à vos yeux, c’est pourtant celle qui agite notre région dont les pleurs trouvent écho dans ce ciel désolé, triste et pluvieux que le soleil, en deuil lui aussi, a déserté. Je me dois de vous en informer, la mort n’est-elle point notre lot commun, nul d’entre nous ne saurait lui échapper, sentez-vous déjà son ombre qui s’avance chaque jour un peu plus ? »

    Flaubert passant par là, y aurait sans doute été de quelques coupes, la plume passe sous les fourches caudines, les mots les traversent, deviennent « justes », réalistes, les passions affleurent, restant contenues dans le corset grammatical de la bienséance bourgeoise et provinciale, plus lapidaire mais non moins évocateur, on aurait peut-être eu quelque chose dans ce genre : « Mon ami Jean de Montigny, évêque de Saint-Pol-de-Léon est mort ce lundi aux petites heures. Dès que j’en ai été informée par son frère, oubliant toute autre obligation, je suis allée à Vitré rendre un dernier hommage à cet homme pour lequel j’avais une grande affection. C’était une belle personne, un esprit élevé, tendu vers les questions scientifiques, jouissant d’une position bien acquise. L’avenir s’annonçait prometteur, survint la mort, le fauchant à 35 ans, dans la fleur de son âge, comme elle le fit pour Pascal. L’épuisement a eu raison des deux, à trop penser, un jour on est plus. Le chagrin de son frère, avocat général de son état, m’a fait grand peine, mais il refusa de venir verser ses larmes dans mes bois ainsi que je l’y invitais. Vous ne ferez rien de cette nouvelle qui occupe bien notre province et nous rappelle que le trépas est au bout de tout chemin. »

    Le XXe siècle, avec ses trois républiques, va aller de plus en plus vite au but, on peut imaginer des choses comme celle-ci sous la plume de ta grand-mère, voire de nos parents en leur jeunesse, par exemple : « Jean est mort ce lundi, je suis allée voir son corps à Vitré, je ne me remets de la perte de cette belle personne. J’ai invité son frère, avocat général, à venir se promener chez moi pour se changer les idées et pleurer en paix, mais il a refusé tant son chagrin est grand. Le défunt n’avait que trente-cinq ans, sa carrière démarrait à peine, c’était un homme intelligent, très porté sur les questions scientifiques. Il s’est épuisé à la tâche, comme Pascal. Je me doute bien que cette nouvelle n’est pas très intéressante pour toi, cependant elle occupe les conversations ici, il est donc normal que je t’en parle. Et puis, la mort nous concerne tous finalement. »

    Les suivantes, les choses s’accélèrent, je dirais que ce sont les dégringolades des années quatre-vingt jusqu’à ce jour, nous y prenons tous notre part, je crois : « Jean est mort lundi. Je suis allée voir son corps, quelle tristesse, c’était un type bien, à peine trente-cinq ans, très intelligent, un esprit plutôt scientifique, quoique évêque. Voilà ce que c’est quand on travaille trop, on meurt jeune, comme Pascal. Son frère, avocat, ne s’en remet pas, il va si mal qu’il n’a pas accepté de venir chez moi prendre l’air et pleurer dans mon jardin. Je sais que tu n’as que faire de cette nouvelle qui défraye pourtant la chronique ici. N’ayant pas grand-chose d’autre à te raconter, je t’en parle. Et quelque part, la mort nous concerne tous, non ? »

    1990, tout est fun, hyper, méga « Super triste, Jean est mort lundi ! Quel choc, un mec si jeune, cool, brillant et tout, il adorait les maths, infarctus ou quoi, je sais pas trop, encore un que le boulot a tué, comme quoi même les curés bossent trop. Son frère a vachement de peine, il passe son temps à chialer chez lui, il a pas voulu rentrer avec moi. Je sais pas pourquoi je te raconte ça, je me doute que tu n’en as rien à fiche. En même temps, on va tous crever un jour hein, de ça ou d’autre chose… »

    Entrée dans le XXIe siècle, on s’envoie des courriers électroniques, le rythme s’accélère encore, la langue court, le style privé se simplifie, on ne s’embarrasse plus des artifices, la grammaire devient coquetterie et l’orthographe fantaisiste, « Jean est mort lundi, tu parles d’un truc. On s’y attendait pas du tout, il avait tout pour lui ce mec, super carrière, bien cortiqué, beau, 35 ans, bon dommage il était curé ! Y a pas de justice, on s’en remet pas avec son frère. Il déprime grave, il veut pas que je l’aide. Je sais que tu t’en fiches vu que tu le connaissais pas vraiment, mais bon, la mort est partout ! »

    2010, les courriers électroniques deviennent des mails rapides, échangés entre deux urgences : « Tu connaissais ou pas Jean ? Il est mort, suite à ça, son frère déprime, moi aussi un peu, on ne s’y attendait pas. Ici, tout le monde en parle. On meurt tous un jour, n’empêche à 35 ans, la galère quoi ! Rappelle-moi, c’est con pour un curé, complètement ouf, même eux font des burn-out. »

    2016, tir au but par SMS : « Suis a Vitré. Jean DCD ce mat1. Rappelle DQP. STP L. »

    J’ai un peu forcé le trait, évidemment, il y a de la caricature dans tout cela, mais la tendance demeure, elle me paraît effrayante par certains côtés. Je me sens presque l’âme d’une résistante à t’écrire ainsi, avec toi à l’autre bout de ma plume, nous formons une sorte de petit réseau dont j’aimerais qu’il ne s’éteigne jamais, qu’il grossisse même, notre langue est si belle. Parfois, je me dis que nous ne sommes que des enfants gâtés dilapidant un héritage fabuleux, faisant de nos dictionnaires des tombeaux emplis de mots qui n’en sortent plus, de nos bibliothèques des caveaux, des mausolées, dans lesquels chacun entre sur la pointe des pieds, parcourant les allées en chuchotant, les yeux posés sur l’écran de son portable pour y lire le dernier courriel reçu.

    Nous ne sommes pas si loin finalement de ces gamins qui passent devant les plus beaux monuments sans plus s’en émouvoir, ou pire sans même savoir ce qu’ils sont.

    Ton amie FE, un brin nostalgique, mais dont résignation et fatalités ne sont pas les amies.

    Laure Arcelin -2017- tous droits réservés - reproduction interdite

  • De la dignité de l'esprit

    50378221_rotari7.jpgMa chère amie,

    Je prie Dieu que vous ne m’en vouliez pas d’être ainsi restée si longtemps dans le silence, mais je sais combien votre cœur est grand ouvert au pardon, aussi ai-je espoir que ces quelques mots adoucissent les tristes pensées que vous nourrissez à mon encontre et, à défaut, votre estomac, lui, se réjouira peut-être de ces quelques pâtes de fruit que je vous fais porter. Les plaisirs de la bonne chère aident parfois à amadouer les âmes et ce ne sont pas les panses rebondies de certains de nos bons curés qui viendront me démentir.

    Tandis que vous menez grand train sous vos chaudes latitudes, Paris, quant à elle, s’enfonce dans l’hiver. Désormais, ici les jours sont pressés d’en finir et la nuit s’installe dès la fin d’après-midi. Quant au soleil, parlons-en, voici qu’il joue maintenant les coquets, ne montrant ses raies qu’au prix des plus grandes prières et encore, à peine est-il là, que déjà il s’en va. Je crois ma bonne que je n’ai pas mes entrées au ciel car c’est à peine si je le vois, et sans lui vous le savez, la mélancolie s’invite dans mes pensées, vilaine fille que celle-ci, aussi traître qu’une plaque de verglas, et si je n’y prends garde, bientôt c’est tout mon être qu’elle emportera dans une glissade désordonnée. Fort heureusement je suis de bonne constitution, et là où mon corps faiblit, c’est dans mon éducation que je puise la force de n’en rien montrer.

    Souvent je vous ai entretenue de cette idée que je me fais de la dignité, elle m’a toujours été d’un grand secours en certaines heures où les tempêtes agitaient mon particulier, et je crois, à vous lire, que vous gagneriez à être plus ferme avec monsieur votre époux.  Ne l’encouragez pas sur cette pente qu’il semble prendre, il vous entraîne sur son terrain, et celui-ci est plein d’embûches pour la dame de qualité que vous êtes. On ne fait pas la guerre en corset et jupon, ma chère. Vous pouvez sourire, mais je vous vois d’ici, vous montez sur vos grands chevaux, mais en amazone et robe à panier, vous n’irez pas bien loin. Mon amie, je vous le dis sans ambages, vous êtes au-dessus de cela, ne cédez pas à la colère, restez droite, la raison est de votre côté. Je comprends bien que vous lui trouviez des excuses, vous êtes compréhensive, c’est une belle qualité, mais faites attention à ne pas laisser dans ces vaines querelles tout ce qui donne à votre âme sa droiture. Montrez-vous bienveillante, mais, de grâce, n’abdiquez pas ce que vous êtes sur l’autel de votre mariage, vous en seriez la première malheureuse, et votre époux ne s’en montrera pas davantage agréable. Au contraire, là où vous aurez agi avec délicatesse, il verra de la faiblesse et continuera sur sa lancée à vous assommer de ses mauvaises critiques, sans voir celle que vous êtes vraiment. Je sais bien que cette situation vous pèse, que vous ne savez que faire pour en venir à bout, et je suis bien triste de lire la piètre image que par sa faute vous avez de vous-même. Que pouvez-vous faire contre l’aveuglement de cet homme, sinon écouter la voix de vos amis, et à ce compte, étant la plus proche de vous, je m’autorise cette franchise.  Pour l’heure, prenez quelques jours de repos.

    Au besoin, venez, mon hôtel est assez grand pour vous recevoir et votre chambre, vous le savez, est toujours prête. Restez celle que vous êtes, si vous ne le faites pour vous, faites-le pour vos enfants. Montrez-leur par vos actes que vous vous appliquez à vous-même cette exigence que vous cherchez à leur transmettre, vous en ferez des adultes dignes, droits et surtout fidèles à ces principes dont votre époux ne cesse de vous rebattre les oreilles, sans les mettre en œuvre pour lui-même.  La cohérence ma chère, est la dignité de l’esprit. Elle s’applique à toute chose, il n’est point de concession possible en la matière, et vous le savez.

    Je vous reste fidèle et vous embrasse.

    FE

    Laure Arcelin - reproduction interdite - tous droits protégés - décembre 2016

     

     

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  • Le veuf

    4751_La_Petite_Sultane_fragonard_web-2.jpgMa très chère amie,

     

    Dieu m’est témoin que j’ai eu bien froid en lisant votre dernier billet ! Comme je vous plains d’être ainsi exilée en ces terres lointaines. Quittez donc vos frimas mon amie et venez vite me rejoindre. Ici, le printemps s’annonce ; chaque jour de ma fenêtre, je vois les camaïeux de vert grignoter davantage de terrain sur les marrons hivernaux. La mort est en train de perdre sa bataille saisonnière. Bois secs et feuilles ternes rendent leurs dernières armes. La sève s’infiltre par tous les pores de la terre et vient claironner l’heure du réveil à la nature assoupie ; bientôt, déposant à nos pieds son bouquet de promesses, elle nous donnera son plus beau feu d’artifice et cela me met en joie. Que n’êtes-vous à mes côtés pour partager ces instants !

    Il y a comme une sorte de lassitude qui transpire de vos lignes et cela m’attriste. Pardonnez ma franchise mon amie, mais vous faites bien des sacrifices sur l’autel de la carrière de Monsieur votre époux et vous connaissez mon sentiment sur cette question. Votre dévouement vous honore et je vous aime pour cela. Prenez-garde toutefois qu’il ne vous joue le même tour qu’à cette pauvre Madame de la T***

    Petite, menue, un joli minois toujours souriant, Madame de la T*** était la grâce incarnée. Elle avait reçu du ciel tous les bienfaits d’une heureuse naissance. Son caractère doux et porté au bonheur l’avait aidée à accepter le parti que ses parents avaient choisi pour elle alors qu’elle était encore au berceau. Mais ne vous y trompez pas, il n’y avait point de résignation dans son attitude. Madame de la T*** acceptait juste les faits de la vie comme ils se présentaient, voyant en toute choses les bons côtés. Elle avait un esprit alerte, curieux et totalement dénué de toute méchanceté ce qui est fort rare dans notre petit milieu. Une bien belle personne en vérité. Son époux en revanche était d’un tout autre acabit et je me suis longtemps demandé d’où Madame de la T*** tirait la force de le supporter sans mot dire. Jamais je ne l’ai entendue faire la moindre allusion au caractère pour le moins difficile de son mari.

    Certaines personnes aiment être au centre des choses, tout doit toujours tourner autour d’elles et si tel n’est pas le cas, elles trouvent toujours le moyen de tourner la situation à leur avantage. Ces gens ne supportent ni ombre, ni concurrence. En société vous les reconnaissez. Ils monopolisent la parole, se mettent en scène, font des entrées fracassantes, sont de tous les événements, de toutes les chasses. Ils sont en fait leur propre univers, leur entourage n’est pour eux que satellite et faire valoir. Monsieur de la T*** était de cette sorte là mais de façon fort habile car rien dans sa mise ou dans son tempérament en public ne pouvait le laisser deviner. Au contraire même, ce qui frappait chez lui de prime abord, c’était sa très grande discrétion. L’allure élancée, le teint naturellement pâle il avait toutefois un regard très pénétrant et beaucoup plus expressif que sa bouche dont il usait avec parcimonie. En effet, Monsieur de la T*** n’était pas un grand causeur, il préférait la compagnie des livres et celle de sa plume car l’homme entretenait une nombreuse correspondance. Il laissait donc souvent à son épouse le soin de faire la conversation lorsque nous étions reçus chez eux. Ce couple, quoique formé par la raison, semblait donc respirer le bonheur, l’équilibre et la tranquillité. Il y avait même chez Madame de la T*** un empressement touchant à prévenir les désirs de son époux.

    Mais vous le savez bien mon amie, les apparences ne donnent le change qu’un temps seulement. Notre cercle n’est pas si grand ; les occasions de voir les T*** furent donc assez fréquentes ; suffisamment en tout cas pour que la vérité finisse par perler petit à petit. A bien les observer, je me suis aperçue que ce que je prenais chez Madame de la T*** pour une sollicitude mue par l’amour qu’elle portait à son époux était en réalité motivée par l’inquiétude. J’ai cru me tromper mais, par la suite, je remarquais les regards qu’elle jetait à la dérobée à son mari. Ils m’en apprirent bien plus que de longs discours et me confortèrent dans cet étrange sentiment. Mon amie était bel et bien inquiète. Je remarquais également que Monsieur de la T*** ne quittait jamais sa femme des yeux comme s’il la tenait sous une emprise permanente. Vous me connaissez, il n’en fallait pas plus pour aiguiser ma curiosité tant les comportements humains me fascinent.

    Il se trouva qu’à quelques temps de là je tombais malade. Un très léger refroidissement me tint éloignée des salons et je dû appeler mon médecin. Je ne sais plus comment nous en sommes arrivés à parler des T*** mais j’appris, de la bouche de ce brave docteur, que depuis maintenant des années, il passait son temps au chevet de Monsieur de la T*** Quand ce n’était pas pour le dos qu’il avait, parait-il, fragile, c’était pour les bronches capricieuses elles-aussi. Puis, ce furent des crises de migraines à cause desquelles, Madame de la T*** fut même contrainte de remettre une visite à sa mère que pourtant elle projetait depuis longtemps. Elle ne s’en plaignit pas et resta à toutes les heures du jour et de la nuit au chevet de son époux jusqu’à ce qu’il aille mieux. Quelques mois plus tard, alors que sa femme était presque au terme d’une grossesse difficile, Monsieur de la T*** fut pris de mystérieuses nausées qui le retinrent au lit une nouvelle fois. Il allait si mal que le curé de la paroisse fut appelé. Madame de la T*** passa encore une fois ses nuits assise sur une bergère au chevet de son mari au mépris de sa propre fatigue et de l’inconfort d’une telle position quand on est en fin de grossesse.

    J’écoutais ainsi de longues minutes mon médecin me raconter par le menu les maladies dont souffrait Monsieur de la T*** depuis le début de son mariage. L’homme s’étouffa presque de rire en me racontant qu’une nuit il l’avait fait appeler pour une morsure d’araignée. Il avait bien tenté de lui expliquer que de telles choses sont sans danger dans nos contrées, Monsieur de la T*** se voyait déjà à l’article de la mort et avait exigé que Madame de la T*** annule la grande réception qu’elle devait donner le lendemain alors qu’elle s’en faisait une joie. Une fois encore, elle s’exécuta sans dire un mot et attendit patiemment que son époux se remette.

    Il me sautait aux yeux que la santé de Monsieur de la T*** défaillait systématiquement lorsque son épouse, d’une façon ou d’une autre, avait quelques projets ou lorsque son état justifiait que l’on ait pour elle les égards qu’elle aurait été en droit d’attendre. Je m’en ouvrais à ce bon docteur qui me confirma que le perpétuel mourant était en réalité en parfaite santé ! Il m’avoua que son inquiétude allait plutôt à son épouse dont le dévouement la rendait aveugle à sa propre faiblesse physique.

    Nous nous quittâmes sur ces paroles inquiétantes. La visite impromptue que je fis au T*** quelques jours plus tard ne me rassura pas. Ma venue surprise ne laissa pas le temps à Monsieur de la T*** de donner le change comme il le faisait d’ordinaire en public. J’appris, sans désormais m’en étonner, qu’il était souffrant mais que Madame de la T*** me recevrait dans son boudoir. Après quelques minutes d’attente, elle entra dans la pièce. Essoufflée et vacillante, elle s’appuya quelques instants sur le chambranle de la porte, essuyant avec un mouchoir les gouttes de sueur qui perlaient à son front. Je fus frappée par sa pâleur et sa maigreur mais plus encore par son regard éteint. La pauvrette ne tenait plus debout. Elle m’avoua, avec un triste sourire, qu’elle était un peu fatiguée, qu’il n’y avait rien de grave et qu’il fallait qu’elle se rétablisse vite pour s’occuper de son mari de constitution fragile.

    Elle donnait encore le change ! Hélas, je n’ai pas eu le temps de lui tenir le petit discours que j’avais préparé, Monsieur de la T*** l’a faite appeler et notre rencontre s’est arrêtée là. Je ne l’ai jamais revue. Elle est morte quelques jours plus tard mettant la même délicatesse à mourir qu’elle en avait eu à vivre. Elle s’est éteinte comme une chandelle discrète alors que tous les lustres, depuis des années, n’éclairaient que la santé, depuis lors florissante, de son époux désormais veuf. Il se murmure qu'il aurait même jeté son dévolu sur une jeunesse de son voisinage !

    Vous voyez mon amie, du dévouement à l’abnégation il n’y a souvent qu’un pas. Madame de la T*** l’a franchi et cela l’a menée au tombeau.

    Votre F.E.

    Laure Arcelin - reproduction interdite - tous droits déposés.

     

     

  • A propos de l'orgueil

    madame de,orgueil,lettre Ma chère Amie,

    Souvent je me demande quel est le moteur de nos vies. Après quoi courons-nous le matin lorsque nous nous levons ? Quelle est cette chose qui nous pousse à avancer encore et encore, jour après jour, années après années, malgré la fatigue, la maladie et l’usure de nos corps ?  

     Je crois qu’il y a autant de réponses possibles que d’êtres sur terre et il faut que je vous avoue que l’un de mes plaisirs cachés est de rechercher chez mes proches cette petite étincelle puis de la décortiquer dans le secret de mes pensées.  En vérité, la plupart du temps, la chose est assez simple : la foi chez tel abbé, le sens du devoir chez tel général, l’ambition chez telle courtisane, l’appât du gain chez tel usurier et même la profonde nécessité de trouver son pain du jour chez tel pauvre hère dont vous croisez fugacement le regard dans la rue.  

     Vous allez comprendre bientôt les raisons de ces premières lignes plus sérieuses que d’ordinaire sous la plume de votre amie. Vous connaissez bien notre petite société et savez le plaisir que nous prenons à nous retrouver pour évoquer les souvenirs qui nous lient et commenter le cours du temps.  Je ne crois pas vous avoir jamais parlé de Madame M***  que nous y avons accueilli il y a quelques années déjà.

     Abandonnant son époux, cette jeune femme avait frappé à la porte de l’abbaye de ma cousine avec pour seuls bagages ses deux enfants et son ventre gros du fruit d’amours adultérines d’une nuit. Depuis des années, elle endurait tous les maux qu’un mariage peut engendrer quand on a, comme elle, un mari buveur, coureur et joueur. Ses parents, qui lui auraient préféré un meilleur parti, furent laissés dans l’ignorance de son sort. Sans soutien familial ni amical, c’est de son orgueil seulement que Madame M*** tirait la force de marcher la tête haute dans les rues de la petite province où ce mariage l’avait exilée. Un soir qu’elle avait plus de mal que d’autres à supporter sa solitude, elle trouva chez un ami de son frère de passage une oreille complaisante ;  le jeune homme sut si bien la consoler qu’elle s’en trouva grosse.

    Incapable de cacher ces nouvelles rondeurs qui ne devaient rien aux ardeurs d’un mari qui la délaissait depuis longtemps, Madame M*** prit la fuite avec ses deux aînés décidant d’assumer seule les conséquences de son égarement d’un soir. C’est ainsi qu’elle arriva chez ma cousine l’Abbesse auprès de laquelle elle resta le temps de mener à terme sa grossesse. Plusieurs fois Monsieur M*** tenta de récupérer celle qui était encore sa femme. Se montrant d’abord menaçant, il tempêta aux  portes de l’Abbaye, promettant mille tortures à Madame M*** si elle ne rentrait pas immédiatement. Il fut ensuite enjôleur s’engageant à lui offrir tous les biens que la terre portait. Enfin, il la supplia, lui donnant l’assurance qu’il changerait, l’abjurant de revenir contre la promesse de reconnaître l’enfant comme le sien. Mais notre amie tint bon. Quelques mois plus tard, son mari eut le bon goût de mourir accidentellement lors d’une chasse. Madame M*** retrouva donc sa liberté et, un matin, je reçus un billet de ma cousine me priant de recevoir quelques jours la jeune veuve le temps que soit achevée la décoration d’un hôtel qu’elle venait d’acquérir.

    Par affection pour ma cousine, j’acceptais de lui rendre ce service et accueillis la petite famille que j’installais dans l’aile de la maison que d’ordinaire je vous destine. D’un abord très simple, Madame M*** se révéla une charmante compagnie et je découvris une mère aimante, pleine de touchantes attentions pour ses enfants. Je pris vite goût à nos petites causeries. Jours après jours, elle me racontait ce que furent ces années avec son époux et les regrets qu’elle nourrissait de ne pas avoir écouté davantage ses parents avec lesquels elle entretenait des relations aussi lointaines qu’ombrageuses.

    Depuis qu’on la savait chez moi, les salons parisiens bruissaient de rumeurs sur la vie dissolue du défunt mari de Madame M*** et l’on échangeait les paris sur l’identité du père de son troisième enfant, aussi brun de cheveux que les aînés étaient blonds.  Je crois qu’à certains égards l’hypocrisie qui règne en notre vieille cité n’a rien à envier à celle de la province. Qu’importait à la limite que ce soit le désespoir qui l’ait conduite à la faute ; seul comptait le pêché. Les mêmes qui riaient des errements conjugaux de feu son mari, regardaient avec la plus grande sévérité l’épouse délaissée et n’affichaient que mépris dans le secret des alcôves pour  cette femme qui assumait pourtant avec dignité le poids de sa faute.

     Je décidais donc de la prendre sous mon aile et de l’introduire dans notre petite compagnie où rapidement elle prit ses habitudes. Pourtant, à bien l’observer, je sentais que derrière l’apparente impassibilité de son visage, ma jeune amie cachait toujours une profonde affliction et qu’elle peinait souvent à refouler ses larmes. Je pense qu’il n’est de pire blessure que celle faite à l’orgueil car elle pousse parfois aux agissements les plus excessifs et Madame M*** n’allait pas tarder à me démontrer le bien fondé de ce sentiment. Dans un monde où la bonne éducation commande, mon amie savait qu’elle avait irrémédiablement franchi les frontières de la bienséance et qu’elle n’aurait assez de sa vie pour se le pardonner.

    Vint le temps de nous séparer. Après avoir échangé mille promesses de nous revoir bientôt, Madame M*** s’installa chez elle. Dans les mois qui suivirent, je l’invitais plusieurs fois à souper ce qu’elle acceptait toujours avec un plaisir apparent et nous reprenions le fil de nos conversations. Je me rendais également chez elle. Sa demeure était décorée avec un goût exquis mais sans que je ne sache exactement pourquoi je ne m’y sentais guère à mon aise. L’ensemble manquait singulièrement de chaleur et semblait aussi figé que peut l’être un décor de théâtre.  Je ne parvenais pas à me départir de cette impression que Madame M*** ne me donnait à voir qu’une vision tronquée de sa vie et qu’une fois la porte refermée, il se jouait une toute autre scène. Ce n’était pas l’ombre fugace qui parfois voilait son regard qui me détrompait.

    Les saisons passèrent, nos petits dîners s’espacèrent et, bientôt, je n’eus plus d’autres nouvelles de Madame M*** que celles que me donnait une relation commune Aline de la S***.  Vous le savez, je ne l’ai jamais caché et nous en avons d’ailleurs bien ri, je ne l’apprécie guère. A mes yeux, Aline de la S*** incarne ce qu’il y a de pire dans notre petite société : une dévotion qui confine à la componction, une urbanité qui transpire l’hypocrisie, un sens des convenances qui ne repose que sur des préjugés. J’ai toujours ressenti un grand malaise à côtoyer cette sorte de personne et je peux même dire aujourd’hui que j’ai même éprouvé un certain plaisir durant ma jeunesse à prendre l’exact contre-pied de ce que cette compagnie attendait de moi compte tenu de ma naissance.

    Je m’étais un peu retrouvée en Madame M*** et l’avais prise en affection pour cette raison. Faisant fi des conséquences sur sa réputation, elle avait fuit son mariage et assumé sa folie d’une nuit. Finalement, elle avait choisi la vie et ses incertitudes là où d’autres seraient restées enfermées dans les convenances par seul souci du qu’en dira-t-on. J’étais donc fort surprise de la voir fréquenter Aline de la S***, celle-là même qui, naguère, arpentait les salons parisiens en la critiquant avec une perfidie, je l’avoue, sans égale tout en proclamant, la main sur sa bible, qu’elle ne la jugeait pas.  

    C’était donc à n’y rien comprendre. Rapidement, les deux devinrent même inséparables et Aline de la S*** introduisit sa nouvelle amie dans ses cercles restreints. Madame M***, jusque là en délicatesse avec le clergé, se mit à fréquenter la paroisse des dévots et plaça ses enfants qu’elle choyait tant entre les mains d’un précepteur connu pour son austérité et sévérité. Un jour que je la croisais dans un salon, je failli bien ne pas la reconnaître tant sa mise avait changé. Elle n’avait jamais donné dans l’ostentatoire mais elle avait du goût et savait mettre en valeur ses jolies formes, son teint frais et ses yeux couleur de ciel. Quel choc ce fut donc de la retrouver toute de gris-souris vêtue à croire qu’elle avait passé des heures à rendre son apparence la plus effacée possible. Mais encore, ce n’était rien à côté de son regard duquel aucune gaité ne filtrait plus. J’ai cru sur le moment qu’il lui était arrivé quelque malheur et lui ai proposé du réconfort. Mais la belle n’en avait pas besoin. Elle déclina poliment mon offre et me fit comprendre en quelques mots bien pesés que tout allait fort bien, qu’elle avait de nouveaux amis très plaisants et m’annonça même qu’elle allait se remarier bientôt avec un vieux célibataire de son voisinage de trente ans son aîné.

    J’avoue ma chère en être restée comme deux ronds de flan et eut bien du mal à garder toute ma contenance. Après cela nos rencontres s’espacèrent encore. A chaque fois, je la trouvais plus terne et effacée. Malgré le mal qu’elle se donnait à m’assurer qu’elle était pleinement heureuse, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle me jouait une comédie. Quoiqu’elle puisse me dire sur les égards qu’avait pour elle son nouvel époux, les joies que lui procuraient ses enfants s’ébattant dans les grand jardins du château dont elle était la nouvelle hôtesse depuis son mariage, je ne sentais chez elle ni sérénité, ni plénitude.

    Je me suis beaucoup interrogée dans mon for intérieur pour essayer de comprendre les raisons de mon malaise. J’ai tenté de me raisonner, pensant que je voyais le mal partout et que je devais m’en tenir aux paroles de mon amie et ne pas chercher à aller au-delà des mots. Je n’y suis pas parvenue. Vous connaissez, Ma Chère, le fonctionnement particulier de mon cerveau lorsque quelque chose le chiffonne. Mes pensées revenaient sans cesse à Madame M*** et j’ai fini par y voir clair. Mon attachement pour elle m’avait aveuglée et vous allez comprendre pourquoi je vous parlais d’orgueil au début de ce billet.

    En fait mon amie ne vivait pas. Elle déroulait un plan de vie avec une froide détermination, une ambition sans faille. Rien chez elle n’était sincère. Tout était calculé, contrôlé, sacrifié sur l’autel d’une seule motivation : l’orgueil. Il était chez elle si fort qu’il lui permettait d’endurer les pires tourments, si puissant qu’il l’empêchait de porter sur elle-même un regard lucide et salvateur, si habile et camouflé qu’il pouvait donner le change et renvoyer l’image d’une femme humble et sincère. Ah certes, elle s’était autorisée un moment de passion. Cet instant aurait pu lui ouvrir les yeux sur ce qu’était la vie. La vraie. Et moi-même, j’ai cru que cela avait été le cas à l’entendre me raconter les malheurs de son premier mariage. En réalité, les critiques, les quolibets dont elle avait fait alors l’objet l’ont certainement meurtrie mais ils ont surtout renforcé son orgueil assoiffé d’ambition et de reconnaissance sociale. Depuis finalement elle vit dans le rachat de cette blessure d’orgueil. C’est là, et pas ailleurs, qu’il faut trouver la motivation de chacun des actes qu’elle pose. A cet égard, la compagnie d’Aline de la S*** et de la clique qui l’entoure ne sont qu’une forme de caution morale. 

    Avant d’avoir percé cela à jour chez Madame M*** j’étais seulement mal à l’aise. Maintenant mon amie, je la plains car s’il est une chose dont je suis certaine, c’est qu’elle n’en a pas conscience. En fait, pour vous dire le vrai, je n’en suis pas si sûre. Disons que je préfère lui en faire le crédit.

    Votre désespérément lucide F.E.

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  • Le petit couple

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    Mon amie,

    Je vous quitte à peine et déjà votre compagnie me manque. Ces quelques semaines dans votre belle province ont été d’un grand repos. C’est sans joie aucune que je retrouve aujourd’hui l’agitation de salons parisiens que pourtant j’avais quittés avec regret le mois dernier contrainte par ma santé défaillante. Je vous sais un gré infini d’avoir fait preuve de tant de bienveillance devant les caprices de la malade que j’ai été. Jamais je n’ai supporté l’immobilité forcée et cette impuissance dans laquelle me tient ce corps malade me cause un agacement tel que je me rends odieuse même avec les plus dévoués de mes proches. Puissent les fleurs qui accompagnent ce billet vous témoigner ma gratitude et adoucir les mauvaises paroles que j’ai pu avoir lors de mes fortes fièvres.

    Il n’y a qu’à vous que je peux livrer de telles pensées et me montrer sans fard. Ces jours prochains, j’ai crainte que mes nerfs ne soient mis à rude épreuve et que je ne doive puiser dans les tréfonds de mon éducation tous les ressorts existants pour rester maître de mes humeurs et ne rien montrer de mon agacement. Songez mon amie que mes malles ne sont pas encore défaites que déjà les tracas ancillaires m’assaillent. Madame de D*** s’annonce en effet pour demain avec mari et enfants et je dois songer à loger ce petit monde. La nature, qui n’a pas été très généreuse avec elle, aurait pu se montrer bonne fille en la dotant d’un heureux caractère. Las ! Cette lointaine cousine est aussi petite par la taille qu’elle est grande par la gueule.

    Depuis son premier cri, je crois que Madame de D*** a toujours eu des visées impérialistes sur l’espace sonore qu’elle s’approprie sans gène aucune. Cette personne, très au fait des égards qui lui sont dus et qu’elle ne cesse d’ailleurs de revendiquer à tout bout de champ, se montre finalement fort peu soucieuse du bien être de ses proches. Vous entendez Madame de D*** bien avant qu’elle ne paraisse car elle est dotée d’une démarche de carabinier fort peu seyante pour une dame de sa qualité. Ah ca mon amie, ce n’est pas elle qui pourrait vous surprendre en quelque fâcheuse position car vous aurez tôt fait de reprendre contenance avant qu’elle n’entre dans la pièce. Il y a quelques avantages à retirer finalement des désagréments d’une telle personne naturellement pourvue d’une ombre comme tout à chacun mais également d’un bruit qui la précède et partant, l’annonce.

    Quand on est doté d’un physique sans grâce, c’est l’intelligence qui doit prendre le relai. Un esprit vif peut compenser certains attraits manquant pour peu que l’on sache en user avec à propos. De vivacité d’esprit ma cousine ne manque pas. Certes non. Mais chez elle, l’esprit n’est pas charmant. Quand ma cousine fait preuve de spiritualité, c’est soit au dépend des autres pour les railler soit, involontairement, à ses propres dépends car, un peu fâchée avec la grammaire, elle utilise souvent un mot pour un autre ce qui rend son propos incompréhensible. Dans le premier cas elle est méchante et dans le second, stupide.

    Monsieur de D*** occupe quant à lui un volume inversement proportionnel à celui de son épouse. Petit, mince, toujours trois pas derrière sa dame, l’homme est si discret que parfois on oublie sa présence. Entendre le son de sa voix, en dehors des politesses d’usage, est un privilège rare et lorsque je m’adresse à lui et l’interroge, c’est Madame de D*** qui répond. J’ai cru un temps que cette retenue cachait une grande timidité mais celle-ci n’est plus de mise après tant d’années à se côtoyer. J’ai alors penché pour la bêtise mais quelques paroles volées lors des trop rares absences de sa femme m’ont montré que cet homme, sans être d’une intelligence supérieure, savait manier l’art de la conversation. Quel drôle d’attelage que ce couple là qui s’est formé sur le tard, au hasard d’une rencontre chez une relation commune.

    Les D*** sont l’incarnation du mariage de convenance et les sentiments n’ont que peu de prise dans cette histoire qui est avant tout celle d’une union sociale entre deux célibataires. Même si ma cousine s’en défend et joue les amoureuses, il est des signes qui ne trompent pas. Madame de D*** n’a pas, pour son époux, les gestes tendres d’une épouse éprise mais les agacements d’un maître pour son chien trop empressé ou son valet maladroit. C’est selon. Quant à lui, s’il joue les époux serviles ce n’est pas par amour pour sa belle mais bien parce qu’il a compris que feindre l’indifférence était gage de tranquillité.  Pourtant, ne vous y trompez pas. Cette union d’intérêt durera bien plus longtemps que certaines alliances de notre connaissance. Les D*** sont très attachés à leur position sociale et ils en voient la manifestation concrète dans leur mariage. L’alliance nuptiale comme alpha et oméga de l’existence sociale en quelque sorte : « Nous sommes mariés, donc nous sommes. »  Après tout, pourquoi pas. Chacun fait ce qu’il veut de son existence et il n’est pas gravé dans le marbre que le fait d’être philosophe, penseur, moraliste ou que sais-je rend votre vie plus digne d’être vécue que celle du commun des mortels. Plus utile peut-être ? Voire. Les D*** donc, veulent réussir socialement. Par le mariage d’abord même si pour vous dire le vrai, je doute que Madame de D***, bien née, ait trouvé en ce petit bonhomme, un époux tout à fait de son rang. En même temps, il fallait bien faire quelques concessions sur l’autel du caractère de ma cousine et cela, mon oncle l’avait bien compris.

    Que je vous confie encore une chose qui m’amuse plus qu’elle ne m’intrigue. Ce n’est guère rationnel comme pensée mais je crois que la vie de notre petit couple se déroule selon un ordre très précis, établi par on ne sait qui, et auquel il ne saurait être question de déroger. Je gage que ces gens là ne connaitront jamais le charme des petits chemins de traverses, préférant en toute chose le clinquant des grands boulevards. C’est parce qu’il se dit qu’après le mariage vient souvent le temps des acquisitions immobilières que, suivant leur mystérieuse logique, ma cousine et son époux ont donc acheté un hôtel particulier. Ils auraient pu attendre de pouvoir s’offrir une belle demeure, mais non. « C’est affaire de statut, je suis une femme mariée, je dois vivre dans une maison à moi », m’a dit ma cousine de son ton le plus péremptoire. Ce qui est bien dommage, c’est que l’hôtel, qu’ils ont trouvé, pour être particulier, est surtout particulièrement laid et par surcroit fort mal situé. Je suis évidemment touchée de les entendre me décrire par le menu les travaux qu’ils y ont engagé, j’ai bien du mal, en revanche, à réprimer un rictus d’écœurement devant l’horreur de leurs choix en matière de peintures et de meubles. Le goût ne s’achète pas et quand bien même cela serait, qu’il n’a pas été intégré au plan de vie de mes cousins.

    Après le mariage, l’hôtel, les meubles, voilà que ma cousine s’est mise en tête de faire la carrière de son époux.  Je m’amuse fort de voir ce petit comptable de province trottiner derrière sa belle de salon en salon suant comme un bœuf et distribuant conseils et poignées de main. Je suis sûre qu’il se rêve gros matou quand sa femme le voit tigre. Vous connaissez la cruauté de notre petit monde qui se rit fort des ambitions des D*** et, j’ajoute, des tenues de ma cousine dont l’élégance n’est pas la première qualité. Quel attelage décidément !

    Chez eux, point d’aspirations un peu élevées, pas de perspectives. Pour ces gens là, on vit sa vie comme elle vient et on meurt parce que c’est ainsi et que cela doit être.  Finalement tout est petit chez eux, même leurs rêves de grandeur !

    J'entends que l'on vient, je vous laisse mon amie.

    Votre F.E.

    Laure Arcelin- 2010- Tous droits réservés, reproduction interdite