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L'Etat de Madame de ***

  • Des inspecteurs des finances, des variations Goldberg et d’une certaine Céline...

    igfuniforme.jpgMa très chère,

    Qu’il aille au diable ce temps que je n’ai pas !

    Je vais me faire voleuse ce début d’après-midi, dérober un bout de ces heures qui défilent et lancer, à ma façon, un pied de nez à cette réalité qui, depuis avant-hier, n’a de cesse de m’empêcher d’écrire. Ici, ma chère, je suis contrainte au verbe utile. Aux ordres de ceux qui me prient de virer la littérature en annexe. Imagine qu’une telle chose m’a été demandée, au sujet d’une circulaire trop longue au goût de cette hiérarchie économe en toutes choses fussent-elles des lignes explicatives enrobant un indigeste discours budgétaire.

    Je me suis exécutée en songeant à tous ces mots perdus, ceux que j’avais à te dire en réponse aux tiens, sur mes rêves, sur le bonheur, sur la vie. Bref, sur toutes ces choses qui me portent.

    J’aurai la fortune modeste en ce jour, me contentant d’attraper au vol quelques lettres d’alphabet avant que celles-ci n’aillent rejoindre pour l’éternité le cimetière de ces voyelles qui n’auront jamais d’ailes, de ces consonnes qui ne claqueront pas davantage, de ces syllabes jamais assemblées, de ces billets morts avant que d’avoir existé. Je m’incline pourtant devant l’autel de la réalité et vois le bonheur à ma porte. Comme d’autres midi.

    Le mien aujourd’hui ressemblera à cette missive légère, ces quelques lignes que j’ai pu sauver avant qu’elles ne s’échappent tout à fait. Il me plaît de penser, que quelque part existe, entre indicible et évanescence, un petit espace ouvert sur l’infini, des rangées de tombes, celles de tous ces romans jamais écrits avec pour seule épitaphe, « Mort au front de la vie ».

    Restez, jolis mots, ne partez pas, je vous en prie ! Je voudrais tant que vous existiez ! Encore une minute et je serai tout à vous ! Donnez-moi le temps de vous approcher, de vous apprivoiser, de vous structurer, de vous enrober de délicates virgules, de faire de vous des phrases. Écrins de la pensée où ils reposeront pour l’avenir, défiant la fugacité et l’oubli. Photographie verbale de tous ces moments qui, sans cela, mourront dans les bras des suivants sans que nul ne les ait retenu.

    Hier, alors que j’avais l’esprit tout à ces écrits contrariés, j’ai vécu l’un de ces instants. J’avais en face de moi trois inspecteurs des finances venus faire en nos murs ce pour quoi ils sont faits : inspecter. Je regardais avec attention ces mousquetaires d’un nouveau genre. La France de ce temps a les élites qu’elle peut, et me suis longuement demandée quels pouvaient être les rêves de bonheur de ces hommes-là.

    Pour le plus âgé, Athos, forcément, chef de la mission d’inspection, la soixantaine bien passée, Mérite et Légion d'honneur à la boutonnière, il m’est apparu d’emblée assez clair que son bonheur avec tout l’air d’être ailleurs que dans cette petite salle de réunion, sans fenêtre, à l’atmosphère sèche des climatiseurs, au mobilier national froid et fonctionnel.

    Costume de coupe impeccable, stylo-plume Dupont, petit carnet de moleskine noire, il prenait négligemment des notes d’une écriture que je devinais petite et serrée, pareille à son esprit, en somme. Il avait un peu surélevé son smartphone, pour surveiller le temps me suis-je dit tout d’abord, en réalité il lisait des messages lesquels arrivaient à intervalle régulier, lui arrachant un petit sourire. De temps à autre, il semblait émerger de cette rêverie fugace et posait des questions d’une perspicacité redoutable. A l’évidence il était là, sans être là. Comme moi, finalement.

    Je ne sais pourquoi, une fulgurance. J’ai vu sa vie se dérouler, vieux film en noir et blanc, plan de carrière scénarisé, aussi. Jeune homme de bonne famille, père haut fonctionnaire, marié, jeune probablement, avec une femme rencontrée en classe préparatoire pour intégrer l’ENA, ce qu’elle ne fera pas, mais lui, oui, et brillamment encore. Je les vois dans un appartement haussmannien, elle toute à ses maternités, lui, prenant la tête d’un bureau du ministère des finances, recevant le samedi soir à dîner d’autres chefs de bureau, camarades de promotion, et quelques sous-directeurs, tous membres de ce même cénacle, celui de la haute administration française. Réseau essentiel à ces hommes qui, pour s’échanger plus tard quelques passe-droits, commencent dès l’aube de leurs carrières par s’échanger les plats, tant il vrai qu’en France, l’appétit commande tout. Estomac comme ambition. Je l’ai vu ensuite, gagner ses galons, conseiller quelque directeur de cabinet ministériel, en devenir un lui-même. Plusieurs aller-retour dans son corps d’origine, un passage probable au Conseil d’État, un cynisme qui se développe, un mépris pour une certaine fonction publique, qu’avec le temps il finira par appeler « de base », ces petits fonctionnaires sans lettres, sans élégance, tâcherons anonymes s’agitant dans l’ombre des grands corps. Ses enfants qui grandissent, des petits enfants peut-être ? Et soudain, patatras, une jeune Céline, sortie d’on ne sait, l’histoire ne le dit pas. On sait juste qu’elle a trente ans, cette jeune Céline. Tout juste femme elle vient lui rappeler qu’en réalité, la vie n’est pas faite que du rouge des codes Dalloz, pas plus qu’elle ne l’est de ces bleus que l’on dit budgétaires… J’ai vu, dans ses questions qui jaillissaient après chacun des messages s’affichant sur l’écran de son téléphone, comme une résistance de son esprit, une volonté de ne pas se laisser aller ainsi et pourtant, après la réunion, il vient de le décider, il ira voir Céline.

    Il ne m’a pas fallu longtemps pour démasquer le deuxième, Aramis. Nos regards ne cessaient de s’accrocher, je le sentais m’observer à la dérobée, et replonger dans son ordinateur dès que mes yeux se levaient sur lui. Je cachais mon sourire, m’appliquant à répondre au troisième en des termes précis alors que mon esprit était tout à cette paire d’yeux que je sentais sur moi.

    En une fraction de seconde, j’ai vu ce qu’il dissimulait. Il a suffi d’un détail. Je leur accorde beaucoup d’importance aux détails, souvent ils viennent trahir ce que la personne porte en elle. Le deuxième donc était jeune. À peine la trentaine je pense. La coupe de cheveux courte, une petite mèche que l’on devine rebelle, bien plaquée pourtant, un costume de bonne facture, d’usage ici et encore plus aux Finances car elle est leur affaire finalement, la facture. Des doigts longs et fins pianotant sur un clavier, des mains de musicien, de pianiste précisément. Mes yeux remontèrent sur ses poignets et je vis un petit bracelet, puis un autre. L’incongruité de la chose ne pouvait qu’emballer mon imagination.

    J’ai alors compris et, comme pour le premier, tout un scénario m’est venu à l’esprit. Je l’ai vu fils de professeurs de français, de lycée probablement. Ses parents, eux-mêmes de souche populaire, fruits de ce mérite républicain que j’affectionne, de cette France de Ferry, laïcarde et républicaine, qui bouffait du curé, mais s’abreuvait aux belles lettres. Je les ai vus débordant d’ambition pour leur fils, unique, cela va de soi, le baignant dans leur amour, l’entourant de littérature, le rêvant normalien. Mais Thomas, je me suis dit qu’il s’appelait Thomas mon Aramis, lui ne se voit pas ainsi. Depuis qu’il est petit, il n’aime qu’une seule chose, la musique. Premier de sa classe depuis l’école élémentaire, il a eu en récompense de son premier livret de cours préparatoire, un petit lecteur de disque avec, pour l’accompagner, celui des variations Goldberg. Ce fut pour lui une révélation et ses parents, désireux du bonheur de cet enfant si brillant, lui offrirent des cours de piano. Il se révéla vite un virtuose et sa mère en fit des cheveux blancs. Il n’était pas question pour elle que son fils fut artiste, il devait être normalien.

    Remarquable en toute chose, Thomas l’était aussi par sa gentillesse envers ses parents. Il n’osa pas aller contre le vœu de sa mère, et devint une bête de concours, ne consacrant à la musique que les quelques minutes restantes entre deux khôlles. Étouffant ses soupirs, il devint mélancolique, sa mère s’en inquiéta. Il la rassura bien vite, juste un peu de fatigue dit-il, ne t’inquiète pas maman, tout va bien, je serais normalien. Et il le fut. Une chose en entraînant une autre, il réussit l’ENA dans la foulée. Sa seule rébellion, fut de choisir l’inspection des finances et non point l’enseignement. Idéaliste, perfectionniste et minutieux, il ne se voyait pas enseigner à des jeunes adolescents des lettres dont ils n’ont plus cure, sa mélancolie lui en serait devenue mortelle. Et depuis, il arpente les couloirs de Bercy, de sa longue silhouette élancée, ses écouteurs aux oreilles, il rédige ses rapports aux sons des grands classiques et dès qu’il rentre le soir, il se met au piano. Sans oser se l’avouer, car son âme est belle, il attend que ses parents ne soient plus pour envoyer voler ses costumes, ses cravates, ses rapports et ses tableurs. En attendant l’instant, il porte seulement ce petit bracelet, ce tout petit détail qui montre que derrière le haut fonctionnaire, se cache un artiste. Je crois bien qu’à son regard, hier, Thomas m’a démasquée.

    Je n’ai pas autant de choses à dire sur Porthos, le troisième, si ce n’est, peut-être, qu’une Céline l’attendra dans vingt ou trente ans. Elle n’est pas encore née pour l’heure, lui-même vient à peine de se marier. Le premier enfant est en route, il a signé hier devant notaire l’acte d’achat d’un appartement, une affaire, avenue de Messine. Sa femme, dans la foulée lui a annoncé qu’elle quittait les bancs de sciences-po pour se consacrer à sa grossesse. Il est dans le moule, en somme. Le plan est en marche, il va dérouler sa carrière dans l’ignorance qu’un jour, il y aura un avant et un après. Céline. A moins que ce ne soit une Constance qui attende ce mousquetaire-là.

    À la fin de la réunion, j’ai raccompagné à l’ascenseur mes trois gardiens du temple budgétaire républicain. La main d’Aramis s’est un peu attardée dans la mienne, j’ai eu subitement envie qu’il m’emmène avec lui, mais son téléphone a sonné, il a soupiré. Les portes automatiques se sont refermées, je suis retournée à mon bureau tapissé de codes rouges. Il me fallait relire une dernière fois cette circulaire dont toute la littérature était remisée en annexe.

    J’ai décidé de ne pas le faire. A la place, je t’ai écrit.

    Ton amie,

    FE

    Laure Arcelin- 2017 - tous droits réservés - reproduction interdite

  • Ite missa est...

    medium_Terboch3.jpgMon bon cousin,

     

    Savez-vous qu’il se murmure ici de drôles de choses ? La rumeur n’est encore que chuchotement, mais l’on nous dit qu’une femme pourrait prendre la tête de votre République. J’ai grand-peine à le croire et le billet que je viens de lire à ce propos dans la Gazette ne m’a pas pleinement convaincue. Vos Provinces auraient-elles perdu la tête ?

     

    J’ai souvenir, il est vrai, que vous m’aviez entretenue de cette personne dans l’une de vos lettres de l’an dernier. Vous m’écriviez alors que cette drôlesse qui haranguait les foules avec tant de fougue pourrait bien bousculer les positions les mieux établies et surprendre son monde tel goupil fondant sur un poulailler. Vous me disiez surtout qu’elle était parvenue à dissimuler sa haute naissance pour se fondre dans le peuple et parler la même langue que lui. Il n’y a qu’une femme pour parvenir à tel exploit, car le travestissement est chez nous comme une seconde nature.

     

    La coquetterie féminine est sans limite. Nous maquillons tout et sommes maître dans l’art de la dissimulation. Qu’il faille cacher un teint brouillé sous une couche de fard ou bien un désamour profond derrière un grand sourire, rien ne nous est impossible dans la maîtrise de l’être et du paraître C’est, je crois, ce qui fait notre supériorité. La chrétienne que je suis trouve cela détestable mais elle ne peut s’empêcher de sourire en voyant tous ces mâles plonger cul par-dessus tête dans ce piège vieux comme le monde.

     

    Je vous avais dit mon cousin que vous auriez grand tort de sous-estimer cette adversaire !

     

    Sur les questions de gouvernement, dites à vos amis de ne plus la regarder comme une femme, mais comme une égale et de la traiter comme telle. Qu’ils cessent de la narguer en la renvoyant dans son office et que lui soient épargnées les questions ancillaires. Vos compagnons ne sortiraient pas vainqueurs d’une telle bataille, qui les ferait passer aux yeux du peuple pour des gens de peu de manières. En un mot, traitez-la comme un homme, mais un homme auquel il conviendrait toutefois de tenir la porte, car on vous reprocherait de la pire façon de lui manquer de galanterie ! Voilà mon cher ce que m’inspire la Gazette de ce matin.

     

    Je ne vous tairai pas mes inquiétudes : je pense que votre bataille est perdue d’avance. Pour l’emporter il faudrait faire un sans-faute et vos amis trébucheront très vite, j’en prends le pari. Le peuple aime les paradoxes : une république certes, mais avec des relents de monarchie dans l’organisation de ses pouvoirs ; la liberté évidemment, mais respectueuse de l’ordre public ; l’égalité bien sûr, mais comprise comme celle de chacun au sein de sa caste ; la fraternité certes, mais au sein de la même famille ; le progrès enfin, mais à condition qu’il respecte l’ordre ancien.

     

    Parce qu’à bien des égards cette femme incarne le paradoxe du peuple, vous ne pouvez rien contre elle. Ite missa est mon cousin, ite missa est …

     

    Votre fidèle F.E.

    Tous droits réservés, reproduction interdite

     

  • La trinité républicaine biscornue: contrainte, inéquité, corporatisme

    Chère amie,

    Je voulais te remercier encore une fois de m'avoir si gentiment reçue. J'aurais bien prolongé mon séjour d'une semaine, mais comme tu le sais je m'étais engagée de longue date à tenir un stand lors de cette vente de charité organisée par notre ancienne école. Les sœurs comptaient sur moi et j'aurais eu beaucoup de peine à leur faire défaut pour cette kermesse dont les fruits permettent d'entretenir le cloître et le jardin. Tu te souviens certainement de cette bonne vieille sœur Marie-Augustine qui nous grondait lorsque nous attachions mal nos tabliers ou lorsqu’elle nous surprenait en train de chiper des poires dans le verger. Eh bien, c’est elle qui tient les comptes des permanences pour les stands et à ses yeux, je crois que j’ai toujours huit ans. Hors de question de faillir à ma parole donc.

    La France fait grand cas de ses représentants, car tu as une bien belle demeure et j'ai trouvé ton mari, bien que fort pris par ses obligations, très empressé de t'épargner le moindre effort. Il est vrai que, le terme approchant, tu dois te ménager tant et plus. J'espère que ma venue n'aura pas été pour toi source d'un trop grand tracas. L'aurais-je pu d'ailleurs que je ne serais sans doute pas restée davantage à cause de cela. Je sais bien que tu t'en défends mais, compte tenu de ton état, je ne me pardonnerais pas d'être involontairement la cause d'une fatigue supplémentaire.

    A ma grande surprise, j'ai bien supporté le décalage horaire et j'affiche plutôt une bonne mine. Il faut dire que, dans ton pays, le soleil n'est pas avare de ses rayons et quoi de mieux qu’un bon teint pour masquer les désagréments du voyage. Pour te dire vrai, malgré tous ses atouts, ta contrée d'adoption ne vaut pas notre vieille Europe rhumatisante, et je redécouvre mon vieux Paris comme on retrouve le soir ses pantoufles laissées le matin au pied du lit. Y glisser ses pieds est un bonheur inépuisable, celui que l'on éprouve au contact des choses que l'on connaît et que l'on aime sans rien leur demander d'autre que d'être ce qu'elles sont. Etant un peu casanière, je laisse aux autres le goût de l’aventure. Rien ne me plaît plus qu’un salon, un feu de cheminée, un bon livre et quelques amis parfois pour converser autour d’un petit verre de vieux marc.

    Quel drôle de pays tout de même que celui où tu vis ! Je n’en reviens toujours pas qu’on y puisse adopter des lois pour une partie seulement de la population à raison de son sexe ou de sa couleur. Comment appellent-ils cela déjà ? Des quotas ? Des discriminations positives ? Enfin, tout cela est relatif. Tu connais mon sentiment sur ces points. Le positif de celui qui en bénéficie est le négatif de celui qui n’en bénéficie pas ou de celui qui s'en voit écarté, car il n’a pas la bonne couleur ou le bon sexe indépendamment de ses mérites personnels. Finalement, au prétexte d’être juste pour quelques-uns, on érige l’injustice pour tous les autres en mode de gouvernement. Il y a là quelque perversité qui m’échappe et me fait sourire tant elle est la négation même du régime qu’il prétend être. Je suis critique il est vrai, mais je n’encense pas pour autant le système qui a cours ici.

    Figure-toi qu’en France, pour ne pas avoir l’air de traiter différemment une communauté, il paraît plus simple d’appliquer à tous des mesures qui, objectivement, ne devraient concerner que quelques-uns. Ceux qui nous gouvernent n’ont aucun courage et sont prêts à toutes les concessions pour ne pas réveiller la colère des cerbères gardant le temple républicain des droits de l’homme.

    Eclatement de l’intérêt général dans un cas, étirement à l’extrême de l’intérêt particulier dans l’autre. Les deux systèmes sont aussi insatisfaisants l’un que l’autre alors même qu’ils prétendent reposer sur le même principe d’égalité. Privilèges de ce côté-là de l’Atlantique, corporatismes de ce côté-ci. Pourquoi avoir coupé la tête d’un roi pour en arriver là ? Elles sont belles je te le dis ces républiques qui brassent du vide depuis plus de deux siècles en donnant à qui veut les entendre des leçons de démocratie à n’en plus finir !

    L’histoire, je trouve, a beaucoup d’ironie, une ironie mordante. Encore un complot des anglais ? Voire...

    Ton amie, une citoyenne facétieuse

    F.E.

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  • Une lettre retardée...

    Ma bonne amie,

    Je reçois ce jour seulement votre lettre du 15 du mois dernier ! Mais que fait donc notre poste juste ciel ! Je m’inquiétais de votre silence, vous croyant dans les plus grands périls. Je vous voyais perdue dans je ne sais quelle province, malade, morte peut-être !

    Me voici rassurée sur tous ces points, quoique fort courroucée contre les services postaux de notre pays. Je n’écris pas « beau » pays, car il est laid le pays qui cause de tels désagréments dans le particulier de ses habitants. J’en parlerai à Monsieur de la … dès demain puisque je l’ai convié, ainsi que Madame son épouse, à venir voir les dernières plantations de notre jardin. Comme vous le savez, Monsieur de la … est membre du Parlement. Personne ne saurait, mieux que lui, transmettre à qui de droit mon sentiment sur ces retards postaux ! Je vous vois sourire et penser que votre amie s’épuise inutilement dans cette affaire somme toute bénigne. Je réponds à ce merle moqueur qu’il n’est point de « petites choses » lorsque est en cause le fonctionnement d’un Etat ; a fortiori celui d’un Etat qui se veut grand, se dit grand et se voit grand ! On commence par tolérer les retards postaux et tout finit à vau l’eau … Imaginez ma Chère tel général en campagne dont toute la stratégie serait compromise par un retard de poste … Elle aurait bonne mine la grande nation guerrière ! Si Midi n’a pas sonné à ma porte, mon Amie, c’est qu’il n’a pas davantage sonné à celle de Notre-Dame.

    Voilà que je m’égare encore. A jouer les Cassandre de salon, je perds le fil d'une pensée qui ne devrait être tournée que vers vous. Je suis si heureuse d’avoir enfin de vos nouvelles que je ne devrais pas me laisser emporter par ces tracas ancillaires.

    Vous me trouvez fort aise de vous savoir si bien installée. Comment sont les gens de ce pays-là ? Vous ne m’en dites rien. De ce que vous m’écrivez, je comprends que votre maison est grande et votre domesticité à sa mesure. Il est vrai que Monsieur du … doit mener grand train s’il veut faire honneur à notre vieux pays. A vous lire en effet, je sens par contraste notre France bien poussiéreuse, replète, satisfaite, statufiée, momifiée même comme une grosse rentière morte de s’être littéralement goinfrée de son héritage, et que l’on aurait embaumée sur place faute de pouvoir la déplacer ! Je suis heureuse de voir que par-delà les océans, le monde bouge…

    Votre dévouée, mais poussiéreuse F.E

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