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  • Le merle moqueur

    Ma Chère,

     

    La distance qui nous sépare ne m’a jamais parue aussi grande qu’en ce jour où j’apprends que vous êtes accouchée d’un garçon. Que ne donnerais-je pour vous serrer dans mes bras et vous féliciter comme vous le méritez ! J’ai grand hâte de voir votre petit homme ! On me dit qu’il est bien gras et très chevelu ! Comme vous me l’aviez demandé, vous trouverez en la porteuse de cette lettre une nourrice dont je réponds comme de moi-même pour assouvir l’appétit de ce petit Monsieur du ***. Rien ne vaut le bon lait de France ! Je vous adresse également quelques caisses de notre vin de Champagne, de la confiture faite avec les mûres de mon jardin et quelques pâtes de fruit, car je sais que vous les aimez. Votre bonheur que j’imagine me comble et illumine ces tristes journées d’automne.

     

    Imaginez-vous qu’il souffle sur le Paris des salons un petit air mauvais venu de la province. Il y a quelques mois notre amie B. a introduit dans notre petite société un drôle de personnage tout en longueur et tout en os, au visage chafouin, au cheveu filasse et mis comme à l’avant-dernière mode. C’est un notaire bordelais venu reprendre l’étude d’un défunt oncle. Notre amie nous l’a présenté lors d’un petit souper dont elle a le secret. N’y étaient conviés que ses proches dont S. un jeune auteur qu’elle a pris en affection et auquel on promet un bel avenir. D’emblée notre Bordelais nous fit bien sentir qu’il se jouait fort de notre compagnie parisienne. Persuadé sans doute d’être dans une assemblée d’esprits simples et se glorifiant d’avoir fait ses humanités, l’homme, bien que nouveau venu et ne connaissant personne, s’est autorisé à jouer les critiques. Le visage fermé durant toute la soirée, il n’a manifesté aucun intérêt pour la conversation et s'est même ostensiblement mis en retrait lorsque S. nous a fait la lecture de sa dernière nouvelle. Il n’a desserré les mâchoires que pour me demander l’air narquois et regardant par-dessus mon épaule, si toutes les soirées parisiennes étaient toujours aussi bruyantes, futiles et stériles. « Vous voulez dire vivantes, enrichissantes et divertissantes ? » lui ai-je répondu. « Oui, elles sont toujours ainsi ! ».

     

    Croyez bien mon amie que je ne n’ouvrirai pas mon salon à ce petit notaire tant ses manières sont déplaisantes et son discours dénué de toute nuance. Bien des portes lui sont fermées depuis car cette petite ritournelle qu’il a servi et resservi à moult reprises a fini par lasser. A ce jour, on attend encore les premières lignes des libelles qu’il n’a cessé de promettre à certaines gazettes. Pour être aussi intransigeant dans ses goûts, il devra confiner au génie pour échapper au ridicule d'avoir tant exigé des autres et si peu de lui-même. Je doute toutefois voir un jour de telles pages tant la frustration, la mesquinerie et la jalousie sont piètres muses.

     

    Même dans la critique, ma chère, il faut savoir rester humble…

     

    Votre F.E.

     

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