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Le disciple volant (Le faire-valoir)

Chère amie,

Tenue éloignée une semaine durant de mon bureau par une légère indisposition, je ne recouvre qu’aujourd’hui la force suffisante pour coucher quelques mots sur le papier. Tu me vois bien désolée d’avoir manqué ta cousine et je te prie de bien vouloir lui renouveler toutes mes excuses de n’avoir pu honorer mes engagements auprès d’elle. Je sais combien elle se faisait une joie de m’accompagner à l’inauguration de l’exposition universelle et de visiter le nouveau palais de Chaillot. Fort heureusement, j’ai pu lui faire parvenir à temps les autorisations et notre amie commune B a été, je crois, un guide de fort bonne compagnie. Je pense aller voir demain une fresque de Raoul Dufy sur la fée électricité ; on la dit très impressionnante. En attendant, cette fée doit avoir ses humeurs, car nous sommes privés de sa lumière depuis hier soir. J’ai donc fait reprendre du service à toutes mes lampes Pigeon. Fort heureusement, l’inconvénient est mineur car les jours vont en s’allongeant. Au reste, je trouve à ces lampes comme aux bougies d’ailleurs un charme tout particulier ; écrire à leur lueur, c’est caresser de la plume le temps qui passe.

Il ne faudrait pas que ce reste de fièvre qui me pousse à la nostalgie me fasse oublier de te raconter mon dernier dîner chez cette chère B. Je ne sais pas comment ces choses-là arrivent, mais je vais finir par penser que j’attire décidément les drôles de zouaves. Ou bien serait-ce que j’ai un regard à ce point acéré que je vois chez certains ce que nul autre ne voit ? Je m’interroge vraiment et j’en ri beaucoup. Tu te souviens sans doute de ce fat dont je t’ai parlé dans l’une de mes lettres. Eh bien, ce que je ne t’avais pas dit alors, c’est que ce personnage trimballe dans son sillage toute une cour dont le pilier est un jeune homme que l’on ne remarque pas de prime abord tant il est insignifiant. Il est même tellement effacé qu’on pourrait le croire transparent ; derrière ses petites lunettes son regard semble délavé, ses vêtements de coupe aléatoire sont passés. Il n’y a rien en lui qui accroche le regard et la nature l’a fait tellement maigre qu’il n’occupe que peu d’espace.

 

Comment B le connaît-elle ? Je ne sais, mais il était de ce dîner. Je me suis trouvée placée en face de lui. Tu penses si j’ai eu tout loisir de l’observer. Notre amie avait également convié un vieux général, un évêque bedonnant et un jeune dandy aux idées tranchées accompagné d’une cocotte outrageusement maquillée. Il y avait aussi sa vieille tante de quatre-vingt sept ans, veuve depuis 1870, qui feint de ne plus avoir toute sa tête. Ce mélange des genres est le jeu favori de B.

Le général et l’évêque se sont partagé les frais de la conversation, le vieux militaire refaisant la grande guerre, l’ecclésiastique lui répondant par l’apocalypse de St Jean. Je me serais mortellement ennuyée si le véritable spectacle ne s‘était déroulé en face de moi. J’ai cru mon fade vis à vis atteint d’une sorte de malaise à le voir ainsi osciller la tête de façon continue. En fait de malaise, l’animal opinait tout simplement du chef en regardant tantôt le général, tantôt l’évêque. Et tandis que toute la tablée étouffait poliment ses bâillements en regardant discrètement sa montre, j’ai vu le visage de notre homme se transfigurer vraiment jusqu’à afficher un air de la plus grande pénétration. J’ai cru un instant qu’il se moquait, mais il était des plus sérieux en vérité. Plus l’ennui nous gagnait, plus l’homme avait l’air intéressé par la conversation. Encouragés, les bavards continuaient. Et j’ai enfin compris.

 

J’ai rencontré, ma chère, un authentique faire-valoir. Ce garçon, dont on se demande si on ne l’a pas rêvé, tant il est inconsistant, n’existe que parce qu’il sert la cause des beaux parleurs. Sa pensée n’importe pas. De toute façon, il ne pense pas. Il n’a pas besoin de parler. Il lui suffit d’hocher la tête en se donnant l’air de savoir, ce qui confère au parleur l’autorité du maître qu’il n’est pas, mais qu’il paraît être aux yeux des autres pour quelques minutes. C’est une sorte de disciple volant qui louerait ses services à quelque ego en mal d’admirateur. Je soupçonne B de l’avoir emprunté au fat pour donner à nos deux vieux messieurs l’illusion qu’ils comptaient encore dans le monde.


Fort heureusement, les vieux messieurs en question sont gourmands et le dessert les a fait taire. B. a eu l’intelligence de faire servir le café au salon avant que le sabre et le goupillon ne se remettent à leur causerie. Quant à mon voisin de table, je ne l’ai plus vu de la soirée. Sa tâche accomplie, il s’est comme effacé du décor.

Ton amie qui t'embrasse.

F.E.

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Commentaires

  • Vous voilà en bonne forme, la plume est alerte, le rythme vif, avec toujours ce charme de l'intemporel...

  • Ma chère, voilà donc un autre personnage, un autre portrait moral sous votre plume. Non pas le fâcheux, pas même le suivant : le faire-valoir, merveilleusement appelé le "disciple volant". Mais où allez-vous donc chercher tout cela ? Sans nous révéler vos secrets de fabrication, parlez-nous de votre inspiration, parlez-nous de ce qui vous inspire.

  • Les faire-valoir sont bien pratiques. Ils ont la merveilleuse faculté de nous permettre de projeter sur eux nos propres insuffisances. Nous sommes tous des faire-valoir en quelque sorte ; étant tous des hommes et des femmes sans qualité dans un monde privé de sens, nous sommes tous inconsistants ; piètres imitateurs, nous ressentons tous le besoin de parler et affichons l’air le plus sérieux quand nous égrenons nos bafouillages. Une fois notre tâche accomplie, nous nous effaçons du décor.

  • Que l'on reconnaisse ou non les individus auxquels vous faites allusion, le plaisir est toujours aussi grand à lire vos portraits ; vous êtes une moraliste et non une cancanière, vous faites de l'or avec de la boue !

  • Que celui - ou celle - qui n'a jamais fait le "disciple volant" dans un diner ennuyeux mais complaisant jette la première pierre...

  • Une moraliste décalée, ou faussement décalée, ce qui est une façon d'être dans l'air du temps malgré tout puisqu'il s'agit d'y être sans y être

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