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Le bal du fat

Mon amie,

Votre lettre du jour me trouve pleine d’un courroux dont il faut que je vous parle. Figurez-vous que j’ai rencontré le personnage le plus odieux que la terre n’a sans doute jamais porté. J’avais été invitée au traditionnel bal masqué de Monsieur et Madame de L. qui chaque année ouvre la saison. Tout Paris s’y presse, car il faut s’y montrer et l’on a tôt fait de soupçonner quelques disgrâces derrière les visages manquants. La chose est d’autant plus amusante que de visages, jusqu’à minuit, on ne voit point. Deviner qui se dissimule derrière les Arlequins, les Pantalone et autres Scaramouche, Matadore et Colombine est un jeu qui réserve bien des surprises.

Vous connaissez mon peu d’empressement pour ce genre de divertissement, aussi je ne m’attarde pas à ces fêtes ; c’est tout juste si je salue quelques proches et les convie à venir causer dans mes salons loin de toute cette agitation. S’il faut trouver quelques consolations à ces parades mondaines, je dirais que la nourriture y est bonne et les vins fameux. Au reste, l’hôtel des L. est charmant et le mobilier qui comporte quelques belles pièces est agencé avec beaucoup de goût. Il est regrettable toutefois que la certitude d’y rencontrer à coup sûr quelque fâcheux gâche à l'avance le plaisir de se trouver en un endroit si charmant. Madame de L. pense qu'il est de bonne politique pour la carrière de son parlementaire d’époux de tenir salon ouvert à toutes sortes d’oiseaux. Leurs pépiements incessants sont un défi perpétuel à l’intelligence de l’honnête homme et je suis saisie de maux de tête épouvantables après chacune de mes visites. J’ai donc pris l’habitude de les espacer, mais je ne pouvais manquer le bal d’automne qui donne le « La » de la nouvelle saison littéraire et artistique.

J’allais en repartir quand mon attention a été attirée par un petit groupe de gentilshommes qui parlaient assez vivement à en croire les grands gestes de celui qui portait un costume de Matador. En fait de discussion, il s’agissait plutôt d’une sorte de joute entre deux seulement des hommes : le Matador et le Scaramouche. Je me suis approchée discrètement, mais en restant à bonne distance. J’étais fort intéressée par la querelle mais résolument décidée à ne pas le montrer. Il est de bonne intelligence que les femmes restent en dehors de ces affaires d’hommes ; quand elles s’en mêlent, elles n’y apportent que confusion. Feignons de n’y rien comprendre et jouons les candides, ces messieurs ne se méfient plus et baissent leurs gardes.

Mais j’en reviens à nos querelleurs. Sur la dizaine d’hommes présents, j’ai clairement identifié trois camps. Les courtisans du Matador, les soutiens du Scaramouche et les observateurs, un pas en retrait sur les autres. L’objet même de la discussion n’avait que peu d’importance en somme ; il me souvient vaguement que l’affaire était partie d’une divergence de vue sur un livre nouvellement paru d’un auteur très en vogue dans certains salons parisiens que les gens de goût ne fréquentent pas.

 

Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi fat que ce Matador. Figurez-vous ma Chère, qu’au prétexte d’avoir écrit – plutôt bien d’ailleurs - quelques libelles, il ne cessait de se citer lui-même en bombant le torse comme un coq de basse-cour. Sa fatuité n’avait d’égale que sa mauvaise éducation. Absence même d’éducation devrais-je dire. Il parlait fort, haranguait la foule, prenait à témoin ses soutiens du moment (dont j’ai appris depuis peu qu’ils étaient encore ses ennemis la veille et le sont sans doute de nouveau aujourd’hui) et usait d’arguments vils, indignes de qui se prétend gentilhomme.

Mais l’animal a du talent, il faut le reconnaître. Qu’elle se fasse avocat ou procureur, sa langue est acérée, il ne manque pas de lettres et il fait de l’insulte un art qu’il manie avec aisance. Je pense qu’il est plus craint que respecté et qu’il joue de cela comme un illusionniste. Notre Scaramouche est tombé dans son piège. Bien qu’il ne se soit départi ni de sa noblesse, ni de sa fermeté de caractère, ni même de son verbe haut face au flot d’injures dont l’autre l’abreuvait, il n’a pas répondu au fond des choses. Le Matador arrive en terrain conquis, persuadé de sa supériorité et jette à la figure de son interlocuteur quelques grands mots qu’il fait immédiatement suivre d’un crachat venimeux. A esquiver le venin, on ne répond pas sur les mots et le Matador croit que l'on ne sait que dire. Ainsi est-il entretenu dans une supériorité d’autant plus illusoire qu’il ne sait qui se cache derrière les masques qui le regardent et parfois l’affrontent. A visage découvert, aurait-il autant de verve ? De courage même ?

A minuit, le Matador avait quitté la scène.

Il n’y a pas que les visages que les masques transfigurent. Les personnalités se révèlent. D’autres masques, ceux de l’âme pour le coup, tombent.

Votre F.E.

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Commentaires

  • J'ai la furieuse impression d'avoir assisté à une scène du genre il n'y a pas si longtemps... Mais voyons, quel en était déjà le compositeur?

  • Le grand architecte de l'univers !

  • Ah! oui, c'est cela, le grand architecte de l'univers... mais il avait mis sa culotte à l'envers!

  • Mais tout nous laisse à penser que c'est passé (presque) inaperçu ;

  • Un beau récit à clefs. Mais qui se cache derrière Matador et Scaramouche ? Qui est ce cabalistique auteur très en vogue dans certains salons parisiens ? Quelle est cette querelle qui fait jaser le beau monde ?

    Mystère.

  • J'ai connu autrefois aux Indes un certain Skaler qui avait les façons que ce Matador, son quart d'heure colonial, comme on disait entre nous. Il a disparu en 1953 dans les grottes de Bao Dai...

  • Ma chère bonne, comme écrivait à sa fille Marie la grande,

    Je tâche de vous suivre en vos pensées. Si chacun voit son fat à sa porte, et que nous avons tous le même, serait-ce que ce malappris se répand devant chacune de nos portes, au point qu'il ne nous soit plus possible d'aller promener sans trouver sur notre chemin quelque ennuyeux et nauséabond souvenir de son passage ? C'est trop d'honneur qu'il nous fait !

    Heureuses sommes-nous, femmes et de surcroît point trop piquées de sa grande spécialité, car je crois qu'il nous méprise fort et donc nous épargne ses visites et ses distributions de bons et mauvais points, qui ne nous gênent qu'en nos promenades et Dieu merci pas dans votre salon cossu !

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