Mon bon cousin,
Savez-vous qu’il se murmure ici de drôles de choses ? La rumeur n’est encore que chuchotement, mais l’on nous dit qu’une femme pourrait prendre la tête de votre République. J’ai grand-peine à le croire et le billet que je viens de lire à ce propos dans la Gazette ne m’a pas pleinement convaincue. Vos Provinces auraient-elles perdu la tête ?
J’ai souvenir, il est vrai, que vous m’aviez entretenue de cette personne dans l’une de vos lettres de l’an dernier. Vous m’écriviez alors que cette drôlesse qui haranguait les foules avec tant de fougue pourrait bien bousculer les positions les mieux établies et surprendre son monde tel goupil fondant sur un poulailler. Vous me disiez surtout qu’elle était parvenue à dissimuler sa haute naissance pour se fondre dans le peuple et parler la même langue que lui. Il n’y a qu’une femme pour parvenir à tel exploit, car le travestissement est chez nous comme une seconde nature.
La coquetterie féminine est sans limite. Nous maquillons tout et sommes maître dans l’art de la dissimulation. Qu’il faille cacher un teint brouillé sous une couche de fard ou bien un désamour profond derrière un grand sourire, rien ne nous est impossible dans la maîtrise de l’être et du paraître C’est, je crois, ce qui fait notre supériorité. La chrétienne que je suis trouve cela détestable mais elle ne peut s’empêcher de sourire en voyant tous ces mâles plonger cul par-dessus tête dans ce piège vieux comme le monde.
Je vous avais dit mon cousin que vous auriez grand tort de sous-estimer cette adversaire !
Sur les questions de gouvernement, dites à vos amis de ne plus la regarder comme une femme, mais comme une égale et de la traiter comme telle. Qu’ils cessent de la narguer en la renvoyant dans son office et que lui soient épargnées les questions ancillaires. Vos compagnons ne sortiraient pas vainqueurs d’une telle bataille, qui les ferait passer aux yeux du peuple pour des gens de peu de manières. En un mot, traitez-la comme un homme, mais un homme auquel il conviendrait toutefois de tenir la porte, car on vous reprocherait de la pire façon de lui manquer de galanterie ! Voilà mon cher ce que m’inspire la Gazette de ce matin.
Je ne vous tairai pas mes inquiétudes : je pense que votre bataille est perdue d’avance. Pour l’emporter il faudrait faire un sans-faute et vos amis trébucheront très vite, j’en prends le pari. Le peuple aime les paradoxes : une république certes, mais avec des relents de monarchie dans l’organisation de ses pouvoirs ; la liberté évidemment, mais respectueuse de l’ordre public ; l’égalité bien sûr, mais comprise comme celle de chacun au sein de sa caste ; la fraternité certes, mais au sein de la même famille ; le progrès enfin, mais à condition qu’il respecte l’ordre ancien.
Parce qu’à bien des égards cette femme incarne le paradoxe du peuple, vous ne pouvez rien contre elle. Ite missa est mon cousin, ite missa est …
Votre fidèle F.E.
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