Ma très chère,
Je rapporte de ce petit souper impromptu chez notre amie B un trouble profond et un émoi qui laissent mes mains tremblantes.
C’est que j’y ai vu d’un coup mon passé entrer par la grande porte ! Tous mes moyens se sont aussitôt envolés dans cet appel d’air venu d’un autre temps, un temps que je croyais enfoui à tout jamais dans les tréfonds de ma mémoire. Le rouge m’est venu aux joues, mon cœur s’est mis à battre une drôle de mesure et j’avais aux oreilles les notes d’un vieil adagio. De saisissement, j’ai fermé un instant les yeux espérant que cette vision quitterait notre dimension pour une autre plus atmosphérique. En vain. J’ai alors espéré ne pas avoir été vue et me suis mise à l’écart à l’abri des tentures. Je me suis crue tranquille quelques précieuses minutes et me suis plongée dans la contemplation de la vue du jardin pour reprendre mes esprits.
Il est des choses que nous sentons, et je savais fort bien que mon entreprise avait échoué lamentablement. Ah ! mon Amie, en ces instants si terrestres que le réconfort et l’aide du Ciel mettent du temps à venir ! A cette feuille qui me relie si intimement à vous et dans ma solitude retrouvée, je dois bien la vérité de dire que je ne souhaitais aucune intercession divine dans cette affaire !
Je l’ai senti avant qu’il ne m’approche. J’ai vu son sourire avant même de me retourner. J’étais encore pleine de sa voix avant même qu’il ne me parle. J’ai pris une profonde inspiration, j’ai loué tous les saints et me suis retournée. A ma mine si fragilement sérieuse, il a opposé en retour toute la force d’un éclat de rire ! Que pouvais-je faire d’autre que rire aussi ?
Alors que je lui tendais négligemment la main dans l’attente de recevoir cette sorte d’hommage que l’on doit aux dames dans un salon, il ne l’a pas prise, mais m’a caressé la joue. Sa main, s’attardant bien plus que les convenances ne l’autorisent dans ce genre d’endroit, a glissé délicatement le long de mon cou pour se perdre dans le bas de ma coiffe. Ce geste qui signait autrefois son affection m’a plongé à nouveau dans les plus grands troubles et je ne parvenais plus à décrocher mon regard du sien.
J’y ai revu comme une fulgurance la jeune fille que j’ai été. J’ai revu ces étés de jadis, ces champs de blé mûr parsemés de mille ors dans lesquels, insouciants nous marchions sans but vers un avenir que nous croyions éternel. J’ai revu nos étreintes d'alors, nos jeunes corps en sueur enlacés et repus d'avoir goûté au fruit défendu, élixir divin, à la lueur de la lune notre tendre complice. Je l’ai revu me déclamer le matin les textes qu’il m’écrivait la nuit tandis que je dormais. Je me suis revue poser pour lui à demi-nue priant pour que Monsieur mon père ne tombe pas sur ces sanguines. Je l’ai revu façonner mon visage dans la glaise. J’ai revu nos au revoir d'antan, nos fidèles serments, nos rêves d'épousailles.
Hélas ! L'adieu s'est posé comme un voile sur ces fiançailles. Ce soir je feuillette ce vieil album aux couleurs de l'automne, pour surprendre le temps.
Votre F.E.
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