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Le gentilhomme trompé


Ma chère amie,

Je vois le jour qui décline et toute ma joie avec. Votre lettre du 15 de ce mois me trouve pleine d'un vague à l'âme que je ne parviens à dissiper. Sans doute un effet du temps sur mon humeur que j’ai, moi aussi, à la pluie ces jours-ci. Ces brumes persistantes et ces crachins qui n'en finissent pas achèvent de me miner. Je voudrais tant retenir ces minutes qui ne cessent de fuir, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Ces journées qui raccourcissent, cette lumière qui se tamise, ces ombres qui avancent à pas lent mais ferme, cette nature en deuil qui se pare de son linceul hivernal, tout cela me porte à la mélancolie. Ah ! mon amie que votre douce et amicale présence, que vos rires me manquent. La solitude intérieure glace le plus douillet des foyers.

 

Il faut que je me reprenne. Paraître. Toujours. Ne jamais se laisser aller. Etre digne. Voilà ce que répétait Monsieur mon Père lorsque j'étais enfant et que le chagrin me serrait le cœur. Je mesure aujourd'hui la profonde nécessité de ces exigences. Il est des gens qui ne pardonnent aucune faiblesse, aucun écart, qui vous jugent sur un instant et si ce n'est pas le bon, tant pis. Cette engeance m’indiffère, mais je ne veux lui donner aucune prise. Etre irréprochable, s'efforcer de l'être en tout cas, c'est la paix de l'esprit assurée.

Vous me trouvez en peine aussi, car il faut que vous sachiez que l'état de ce pauvre J. s'est considérablement aggravé. Je vous avais dit mes craintes au sujet de cet ami commun dont le comportement ne laissait de m'inquiéter depuis quelques mois. Je crois que la dernière fois que vous l'avez vu, à la Noël de l'an dernier, il allait encore bien. Vous ne le reconnaîtriez pas ce jour. Lui qui était si bon vivant est comme consumé par un feu intérieur. Vous ai-je dit que son épouse l'a quitté ? Elle est repartie vivre sur ses terres de Bretagne et je crois que c'est ce qui a déclenché la suite des évènements.

 

J'ai toujours pensé que ce couple ferait long feu. Non que je crois au mariage d'amour. Ce sentiment n'a que peu de place dans cette sorte d'arrangement, nous le savons bien. Inutile de nous mentir, nous serions malheureuses. Le mariage est un contrat comme un autre, à ceci près qu'il peut comporter un charmant avenant : l'amour. A défaut, considération mutuelle, respect réciproque et même confiance seront gages d'une bonne exécution de l'acte. Pour son malheur et du jour de ses noces, la promise de J. a voulu croire que son mariage échapperait à la loi du genre.

 

Plutôt charmante quoique dénuée d’esprit, elle aurait fait une bonne épouse pour J. Hélas ! les atouts de son mari n’ont su éveiller chez elle autre chose qu’une indifférence polie. Dans un mouvement inverse, J. tombait littéralement sous le charme de la belle écervelée. Lui qui fréquentait tant d’alcôves s’est quasiment muré dans celle d’une épouse qui n’avait de regards que pour les amis de cet époux aveuglé. La rumeur est née un jour d’une indiscrétion domestique, elle a couru d’hôtel en hôtel, de salon en salon et de couches en couches jusqu'à revenir à son point d’origine dans les oreilles du mari trompé. De trompeur impénitent, J est devenu le trompé, le cocu, celui que l’on moque, celui que l’on regarde en souriant tout en le saluant de loin d’un petit mouvement du chef. Celui que l’on fuit aussi de peur que la chose ne soit contagieuse. Pendant un temps, notre ami a feint de ne pas savoir.

 

Dans un sursaut d’orgueil, on dit qu’il a fait à son épouse une scène épouvantable dont les murs résonnent encore. Il lui a interdit de sortir, a ouvert toute sa correspondance, l’a fait suivre par un valet, l’a couverte de présents, de fleurs. Tout et son contraire en somme. Il est arrivé un soir chez moi hagard, l’habit de travers, persuadé que je cachais sa femme, tenant des propos sans queue ni tête, me parlant d’un complot ourdi par des ennemis cherchant sa perte. J’ai eu la plus grande peine du monde à le ramener à la raison. J’ai fait atteler ma voiture au milieu de la nuit et l’ai raccompagné moi-même jusqu’au Marais. Dans le même temps, je l’ai appris par la suite, la belle coureuse avait fait quérir ses malles pour retourner en Bretagne.

 

Depuis, notre ami est enfermé en son hôtel. Il ne répond à aucune invitation et ne veut recevoir personne. On dit qu’il a fait donner aux œuvres tous ses habits et qu’il ne porte plus que le grand deuil. Hier, tandis que je me promenais au Bois, la silhouette d’un pauvre hère a attiré mon attention. Nos regards se sont croisés et j’ai lu dans ses yeux comme une muette prière : celle de feindre ne point l’avoir reconnu. Alors, j’ai passé mon chemin.

La dignité ma chère. Même dans les pires turpitudes.

Fidèlement,

F.E.

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Commentaires

  • Comme elle me glace votre misssive, chère Madame !
    Mais elle porte aussi en elle un "je ne sais quoi" de pessimisme éclairé qui devrait plaire à votre Bel Uhlan...

  • Je m'en veux Salomé de vous glacer davantage que vous ne l'êtes déjà par d'autres causes sous d'autres cieux que ceux-ci. Pessimisme éclairé dîtes-vous ? Eclairé par la lumière délicate des chandelles se reflétant dans une coupe de champagne alors...

  • ... Ou le scintillement d'un sabre avec lequel Le Uhlan pourrait vous fesser. Quelle est donc cette cour que vous faites à ce malotru de lapin ?

  • Cavalier ! Cessez-donc de sortir votre sabre à tout bout de champ enfin ; je vais finir par croire qu'il vous démange. Nous sommes dans un boudoir pas sur un champ de bataille que diable. Vous allez faire peur à cette pauvre Salomé qui vient juste de se remettre de terribles émotions.
    Fesser une femme ? Seriez-vous un cuistre Monsieur sous vos belles épaulettes ?

  • Et puis fesser avec un sabre, cela me semble tout aussi impossible que décapiter à la main...
    Alors ne vous inquiétez pas Madame, je suis certaine que votre cavalier faisait de l'emphase !

  • Avec un bon sabre d'abbatis, la largeur de la lame me parait pourtant bien suffisante pour pouvoir joyeusement claquer des petites fesses.

  • Kouka kouka, je te connaissais quelques amitiés, mais t'ignorais experte en ce genre de choses ! Amusant. Je te pensais plus femme de cordages et de noeuds marins...

  • Et puis, pour revenir à nos moutons chère Madame, je crois que votre Uhlan est resté dans les salons du Lapin, en bonne compagnie. Et qu'une Eve faussement candide lui fait oublier vos atours... Vous devriez aller voir.

  • Belles dames, révérence en passant à cette jeune personne qui porte un bien joli diminutif russe, Le Uhlan a quitté depuis bien longtemps le salon du lapin mal né. Il se bat sur d'autres fronts et vous fait de loin, de très loin un signe amical.

  • Plus personne ne veut s'amuser avec mon sabre alors ?

    Bon, et bien je m'en retourne à mes liens.

  • Le bondage est triste, hélas ! et j'ai épuisé tous les noeuds marins.

  • Ces mots marins seraient-ils de la gracieuse Kouka... ?

  • Oui, cher Uhlan. J'ai envie de vous lier et de vous fouetter.

  • Pour pouvoir lier Le Uhlan, il faut d'abord se faire connaître...

  • Mais vous me connaissez déjà. Déposez ce sabre, je vous prie, et laissez-vous tenter par mes charmes. J'ai astiqué bien des épées entre mes seins protubérants.

  • Encore un énervé. Vous savez Uhlan, je ne sais pas pourquoi, mais il y a des gens (ou une seule personne) qui adorent se faire passer pour moi, ou pour mon frère Montalte.

    N'y prêtez pas attention.

  • C'est bien ce que je me disais, ce faux Maître s'exprime comme un Lapin de Garenne...

  • Je crains fort, chère Madame, que ces ultimes "pires turpitudes" de votre lettre n'aient fait s'ouvrir une boite de Pandore !...

  • Vous me faites frémir Salomé. Croyez-vous que tous les fléaux, les maladies, les vices et les malheurs vont s'abattre en ces lieux ?

  • Non non, n'ayez crainte! Ce serait une boite musicale, une de ces malicieuses boites à malice imitant celle de Pandore, mais dont s'échapperaient au lieu de fléau le fouet d'un faux Maître, pour toute maladie celle qu'on nomme amour et pour tout malheur la fin de cet amour. Rien de bien dangereux - sinon quelques vices que l'on maquillera pour leur donner l'air innocent...

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