Chère Amie,
Monsieur du *** me quitte à l’instant après m’avoir apporté de très bonnes nouvelles de votre personne. Je suis heureuse de savoir que ces messieurs de la faculté vous autorisent enfin à quitter la chambre. C’est un garçon que vous portez, j’en prends le pari ; les filles se font plus discrètes. C’est à croire qu’elles ont, avant même de naître, la prescience de ce qu’elles-mêmes subiront à la fleur de leur âge. Ménagez-vous ma chère, et prenez le grand air. Pour vous plaire, je vous envoie une caisse de Latour. On dit ce vin de Bordeaux bon pour le sang. Jugez par là comme je prends votre santé à cœur moi qui suis fière bourguignonne.
La convalescente que vous êtes appréciera sans doute le petit divertissement qui va suivre. Un officier de mes amis m’a montré l’autre jour une lettre qu’il a reçue d’un sien cousin qui se targue d’avoir la plume aussi effilée que l’épée. Quelle belle partie de rire nous eûmes à cette lecture, et je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager la meilleure part de la missive.
« Je suis un être négatif, néantisé par lui-même, se flattant même de sa néantitude. Je passe mes journées à spéculer sur du vide, à ratiociner à propos de rien. Et puis, je procrastine. L'ataraxie qui est la mienne n'est pas celle des stoïciens, c'est celle des abouliques...".
Qu’en termes alambiqués ces choses-là sont dites ! Je n’imagine que trop bien votre mine déconfite. La mienne l’était tout autant, et j’ai dû me faire répéter le passage plusieurs fois pour commencer à en saisir la substantifique moelle. Pourquoi prendre tant de chemins de traverse pour finalement nous dire ceci : « Je me sens vide, inutile, et toute volonté m’a quitté. Je ne parviens plus à agir. Même le noir qu’il me faut broyer, je le remets au lendemain. C’est vous dire si je vais mal. »
Vous pensez peut-être que cette lettre était un exercice de style, une sorte d’amusement du verbe et de l’esprit. Que nenni ! C’est que le bougre ne plaisante pas, m’a répondu mon visiteur quand, interdite et ne pouvant croire cette lettre sérieuse, je l’interrogeais sur ce point.
Car enfin, qu’est-ce donc que cette coquetterie littéraire qui trouve élégant d’aligner ainsi les termes savants comme on enfile les perles ? On dirait que ces mots échappés de leur dictionnaire comme d’une cage vous sautent à la gorge, tant et si bien que le souffle vous manque et la phrase vous étouffe. Ce n’est plus un champ sémantique, c’est un champ de bataille. Loin d’être construite, la pensée, à peine exprimée, se volatilise, disparaît même comme en quête de son propre sens.
Il en est de la langue comme du savoir-vivre : l’étalage des richesses est du plus mauvais goût. Le mot juste est à la littérature ce que l’élégance est au gentilhomme. La langue française est riche et tout l’art consiste à composer les bons assortiments. Les mots, ma chère, s’apprivoisent, se dressent et se séduisent même parfois ; c’est là le seul secret d’une mise en musique harmonieuse. Si le dompteur est bon, il lui suffit de paraître pour que la chose s’organise. Si les ficelles sont trop grosses, si les coups de cravache s’entendent, c’est que la plume a dérapé. J’aime à me promener au fil des mots à condition qu’il n’y ait point trop d’embûches et que l’atmosphère n’empeste pas la sueur de l’auteur. Vous m’objecterez peut-être que l’excès de simplicité nuit à la qualité de la langue et que la bonne littérature n’est pas que dans l’épure. J’en conviendrai avec vous. Tout est affaire d’équilibre. Le parler clair, c’est la politesse du verbe.
Il faut donc concevoir les mots comme l’écrin de la pensée, et point n’est besoin d’un coffre à bijoux ruisselant pour rutiler de mille feux. Il suffit d’une pierre parfois.
C’est peut-être cela le talent.
F.E.
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