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  • Villégiature

    Ma bonne amie,

    Je rejoins aujourd’hui mes terres du sud de la France aussi je ne sais combien de temps je serai sans vous écrire. En comptant sur la clémence du temps et de bons relais de poste, je pense que nous pourrons reprendre notre petit commerce d’ici une quinzaine de jours tout au plus. Votre dévouée, F.E.

     

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  • A propos de la galanterie ...

    Chère C.M.,

    J’ai assisté aujourd’hui à une scène qui m'est apparue très révélatrice des temps que nous vivons.
    J’avais en tête de faire quelques courses dans ce grand magasin du VIIe arrondissement que nous affectionnons tant en vue de mon prochain départ en vacances. Arrivée aux grandes portes d’entrée, particulièrement lourdes à manier, je surprends deux querelleurs tellement à leur affaire qu’ils ne se rendent pas compte qu’un petit attroupement s’est constitué alentour.
    L’une des personnes est une femme jeune, mise comme la mode le veut : jupe courte, botte montante au-dessus du genou, des jambes à n’en plus finir, un corps que l’on devine musclé, une figure qui serait avenante sans la farouche détermination que l’on y lit. L’autre ? Son exact opposé. Un petit homme à l’air… bonhomme. Ni jeune, ni vieux, la barbe de trois jours, l’imperméable plus très frais, le pantalon qui tirebouchonne un peu sur des chaussures qui ont fait leur temps, un regard comment dire… éteint, oui, éteint. Il se faisait copieusement insulter par la furie parce qu’il ne lui avait pas tenue la porte et il ne disait rien.
    Il y a vraiment des femmes, ma Chère, qui me donnent envie d’être un homme, ne serait-ce que pour leur dire leur fait sans détour.
    A l'instant où je commençais à ressentir de la pitié pour ce pauvre hère, l’œil de notre homme se mit friser et dans un sursaut - d’orgueil ? – il rétorqua à la donzelle : « Eh quoi ! Vous avez voulu l’égalité, vous l’avez ! De quoi vous plaignez-vous ? Que je ne vous tienne pas la porte ? Que je ne sois pas galant dites-vous ? Mais pourquoi donc le serais-je ? Parce que vous êtes une femme ? Mais nous sommes égaux, non ? La galanterie n’est donc plus de mise ici. L’éducation alors ? Mais à ce compte, Madame, c’est vous qui auriez dû me tenir la porte puisque visiblement je suis plus malingre et plus âgé que vous... » La belle se décomposa et sans demander son reste, tourna les talons. Quant à notre homme, c’est la tête bien droite et le regard bien vif qu’il entra dans le magasin comme s’il avait retrouvé un semblant de dignité.
    J'ai beaucoup ri.

    F.E.

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  • L'enterrement d'E. B. de la ...

    Ma bonne amie,

    Votre cousine C. me quitte à l’instant. Je l’avais conviée à venir me raconter son passage chez vous tant je me languis de votre amicale présence. Elle m’a décrit par le menu les belles fêtes que vous donnez et m’a dit tout le soin que vous portez à ce qu’on les puisse croire parisiennes ! Je vois également que vous tenez salon et que, ma foi, l’on se presse à vos appels. Je suis heureuse de vous savoir si gaie. Vous donnez à notre pays un bien beau visage et Monsieur du … doit rendre grâce chaque jour de vous avoir à ses côtés.

    L’air parisien est des plus triste hélas!

    Nous avons perdu notre amie E. B. de la … La pauvre femme s’est éteinte ce samedi de ce mal de poitrine qui la consumait depuis quelques années déjà. De vous à moi, ma bonne, elle ne s’était jamais remise de ses dernières couches et je crois qu’elle aurait dû refuser à Monsieur son époux certaines faveurs. Il en est qui conduisent au tombeau pour peu que l’on soit de fragile constitution. Il faudrait enseigner ces choses à nos filles, elles y gagneraient je pense en liberté. Je tremble que ces mots n’arrivent entre les mains de votre époux. Il pourrait croire que je vous invite à je ne sais quelle rébellion et vous enjoindre alors de briser là notre petit commerce.

    Que je vous raconte, l’enterrement d’E.

    C’était hier en l’Eglise de la Madeleine. Nous avons eu les plus grandes peines à nous y rendre tant Paris est sens dessus dessous avec les travaux du Baron H que vous aviez rencontré chez moi. Notre voiture s’est trouvée prise dans des encombrements monstrueux dignes de l’antichambre des enfers. On nous dit que la ville sera belle, mais pour l’heure mon amie, elle n’est que chaos et confusion.

    Durant l’office, j’ai été saisie par le froid mortel de l’endroit et j’avais les doigts gelés malgré mon manchon de fourrure. Mais pourquoi, juste ciel ! autant de courant d’air dans nos églises ? A croire que c’est un fait exprès et que la mort aime y battre le rappel. Certaines, parmi les personnes les plus âgées de l’assistance, ne résisteront pas à sa sinistre prière. Aussi, si je n’avais crainte de vous heurter, je vous dirais qu’il est bienséant de mourir aux beaux jours car c’est l’ultime marque des égards que l’on a pour ses proches que de leur épargner des obsèques sous les frimas de la vilaine saison.

    L’enterrement en lui-même eut lieu au cimetière du Montparnasse, ce qui nous a contraints à traverser la Seine en empruntant le pont de l’Alma sur lequel notre cheval a glissé. Un instant, j’ai eu le sentiment que notre voiture allait verser dans le bas-côté, mais la ferme reprise en main de notre cocher nous a sauvés de ce péril. Nous sommes arrivés au cimetière sous la pluie, qui avait fini par s’inviter en ces tristes instants où pourtant les larmes ne manquaient pas.

    Ah, mon amie! je suis bien aise que ces moments soient passés.

    Nous serons tous un jour à l’heure à ce rendez-vous et je n’aime pas me le voir ainsi rappeler.

    Je reste votre fidèle,

    F.E.

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  • L'éditeur W.

    Chère C.M.

     

    Je t’écris sous le coup d’une émotion que je maîtrise mal. Aussi, tu voudras bien me pardonner cette main tremblante et des propos peut-être décousus. Quel dommage que le téléphone ne fonctionne pas ! Ah, ces nouvelles technologies !

    Figure-toi que je viens d’apprendre que W postulait pour entrer à l’Académie ! Oui ma Chère rien que cela ! J’étais chez notre amie B. qui recevait à déjeuner. Tu la connais aussi bien que moi et tu sais son amour pour les cancans et les potins. Les rumeurs les plus folles du tout-Paris s’y colportent et s’y échangent. Les mauvaises langues disent qu’elles s’y créent aussi. Beaucoup y meurent. Mais je reviens à la nouvelle du jour. Tu imagines un peu, W à l’Académie ! Quand B me l’a appris, je suis restée comme deux ronds de flan et j’ai eu l’air stupide durant de longues minutes.

    Assurément W est riche, très riche même. Tellement riche qu’il s’est offert l’an dernier une maison d’édition en difficulté. Il a commis quelques mois plus tard une sorte de chose que j’ai peine à qualifier de livre. Disons que c’est une suite de mots sans trop de queue ni de tête vautrés plutôt que couchés sur du papier. Dire qu’il a reçu mauvaise presse est peu. Enfin, il aurait pu n’avoir aucune presse, c’eût été mieux encore.

    La langue française est une trop belle chose pour la mettre dans n’importe quelle bouche, et celle de W est vulgaire.

    Au demeurant, l’animal a du nez, on ne peut lui dénier cette qualité. Il n’a par ailleurs aucune conscience de son ridicule. Là où d’autres se seraient terrés durant des mois en quelque cache provinciale, W a, quant à lui, arpenté, le ventre en avant, les couloirs de la rue d’Ulm pour se trouver quelque étudiant en délicatesse avec son banquier. Je te prie de croire, qu’il n’a pas eu de peine à trouver. C’est ainsi qu’en quelques semaines, W se trouve l’auteur d’un livre dont il n’a pas écrit une ligne. Quant à l'avoir lu...

    Avec l’argent, viennent les relations et avec elles, les amis. Les amitiés pécuniaires de W sont nombreuses et influentes. Si le talent ne s'achète pas, on peut toujours s'offrir ceux qui en sont pourvus, fréquenter leurs lieux et se croire de leur monde. A ce jeu, W est passé maître puisqu'il a au moins réussi à se faire entrouvrir les portes de la coupole. Je doute fort toutefois qu’il dépasse le stade de la conciergerie, ce qui serait encore trop pour le bonhomme. En tout cas, quand bien même serait-il élu, que je ne le recevrais pas dans mon salon !

    Paris perd la tête ma Chère !

    Je t’embrasse.

    F.E.

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  • Troisième tableau: les préparatifs

     

    Le déshabillé de soie glissa le long de son corps révélant sa nudité. Elle entra dans le bain sans attendre et, s’abandonnant à sa chaleur, elle ferma les yeux. Ses lèvres charnues esquissaient un petit sourire de contentement. Depuis l’enfance l’eau chaude était son refuge. Elle s’y purgeait de toutes les impuretés de la vie et dans la moiteur de sa salle de bain, tout se diluait toujours du plus petit tracas au plus lourd des secrets. A la lueur des bougies qu’elle avait allumées, son corps ferme prenait un teint mordoré et les ombres dansantes de la pièce venaient mourir dans un dernier jeu de lumière sur son épaule ronde. Au creux de sa gorge, sa croix en or, l’unique bijou que toujours elle portait, se soulevait doucement au rythme de sa respiration.

    Elle s’était endormie caressée par l’eau et bercée par le silence.

    Un courant d’air sournois la tira de sa torpeur soufflant les bougies au passage. Elle frissonna et sortit. Elle chercha un instant du regard la serviette qu’elle attrapa d’un mouvement leste. Tout en se frottant vigoureusement le corps, elle se dirigea vers sa chambre et s’assit à sa table de toilette. A ses lointaines origines italiennes elle devait ses cheveux bruns et à sa mère rousse leurs reflets auburn qui ne s’exprimaient qu’au soleil couchant. Elle avait au milieu du cou, un rien sur la droite, un grain de beauté dont un ami peintre lui avait dit un jour qu’à cet endroit précis c’était le grain même de la beauté. Elle en avait ri. Midi sonna au clocher de la paroisse et ce rappel du temps présent la tira de ce charmant souvenir.
    Elle enfila sa paire de bas mais laissa de côté le corset qu’elle ne supportait plus. Elle se glissa avec souplesse dans sa robe de crêpe noir sans manche et frangée des genoux aux mollets puis elle chaussa ses escarpins à hauts talons. Elle souligna son regard noir d’un trait de khôl et habilla ses longs cils d’un peu de rimmel. Elle hésita un instant entre son parfum lourd et capiteux et son eau de toilette fleurie. Elle choisit le premier dont elle se mit quelques gouttes derrière les oreilles et au creux des seins. Elle observa sans complaisance son reflet dans la psyché. D’un geste, elle remonta ses cheveux en chignon. Insatisfaite, elle les relâcha les laissant libres sur ses épaules. Mécontente encore, elle se rassit à sa coiffeuse interrogeant son miroir à trois faces. Son regard qui s’égarait dans la pièce accrocha la paire de ciseaux à papier posée sur le bureau. Elle se leva, les attrapa et sans plus réfléchir, coupa ses cheveux. Françoise Elisabeth secoua sa tête devenue légère et éclata d’un rire cristallin. Elle pouvait enfin se rendre à ce déjeuner. Elle était prête.

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  • Une lettre retardée...

    Ma bonne amie,

    Je reçois ce jour seulement votre lettre du 15 du mois dernier ! Mais que fait donc notre poste juste ciel ! Je m’inquiétais de votre silence, vous croyant dans les plus grands périls. Je vous voyais perdue dans je ne sais quelle province, malade, morte peut-être !

    Me voici rassurée sur tous ces points, quoique fort courroucée contre les services postaux de notre pays. Je n’écris pas « beau » pays, car il est laid le pays qui cause de tels désagréments dans le particulier de ses habitants. J’en parlerai à Monsieur de la … dès demain puisque je l’ai convié, ainsi que Madame son épouse, à venir voir les dernières plantations de notre jardin. Comme vous le savez, Monsieur de la … est membre du Parlement. Personne ne saurait, mieux que lui, transmettre à qui de droit mon sentiment sur ces retards postaux ! Je vous vois sourire et penser que votre amie s’épuise inutilement dans cette affaire somme toute bénigne. Je réponds à ce merle moqueur qu’il n’est point de « petites choses » lorsque est en cause le fonctionnement d’un Etat ; a fortiori celui d’un Etat qui se veut grand, se dit grand et se voit grand ! On commence par tolérer les retards postaux et tout finit à vau l’eau … Imaginez ma Chère tel général en campagne dont toute la stratégie serait compromise par un retard de poste … Elle aurait bonne mine la grande nation guerrière ! Si Midi n’a pas sonné à ma porte, mon Amie, c’est qu’il n’a pas davantage sonné à celle de Notre-Dame.

    Voilà que je m’égare encore. A jouer les Cassandre de salon, je perds le fil d'une pensée qui ne devrait être tournée que vers vous. Je suis si heureuse d’avoir enfin de vos nouvelles que je ne devrais pas me laisser emporter par ces tracas ancillaires.

    Vous me trouvez fort aise de vous savoir si bien installée. Comment sont les gens de ce pays-là ? Vous ne m’en dites rien. De ce que vous m’écrivez, je comprends que votre maison est grande et votre domesticité à sa mesure. Il est vrai que Monsieur du … doit mener grand train s’il veut faire honneur à notre vieux pays. A vous lire en effet, je sens par contraste notre France bien poussiéreuse, replète, satisfaite, statufiée, momifiée même comme une grosse rentière morte de s’être littéralement goinfrée de son héritage, et que l’on aurait embaumée sur place faute de pouvoir la déplacer ! Je suis heureuse de voir que par-delà les océans, le monde bouge…

    Votre dévouée, mais poussiéreuse F.E

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  • Deuxième tableau : l'attente

    Elle arpentait son salon de long en large d'un pas rapide. Seuls les craquements sourds du parquet rompaient le silence de la pièce. Entre ses mains un mouchoir de fine baptiste malmené par des doigts fébriles finissait d’agoniser.
    S’arrêtant un instant à la fenêtre, elle écarta d’un geste brusque l’épaisse tenture de velours vert, puis la laissa retomber lourdement. L’horloge qui sonna les six heures la fit sursauter. Elle s’immobilisa de nouveau, poussa un bref soupir, puis reprit sa marche mécanique. Croisant son propre regard dans le miroir, elle se figea et scruta avec sévérité le reflet tourmenté qu’elle voyait. Le timide sourire qu’elle lui adressa fut aussitôt suivi d’un haussement d’épaule sans complaisance et la longue silhouette vêtue de rouge reprit sa course.
    La sensation d’étouffement qu’elle réprimait depuis le matin la submergea subitement. Elle ouvrit d’un geste sec la porte de la pièce qu’elle avait tenue close le jour durant, traversa l’antichambre sans un regard pour le valet qui s’y tenait et se dirigea d’un pas de plus en plus vif vers la grande porte d’entrée. Elle courait presque lorsqu’elle atteignit les marches du perron qu’elle dévala plus qu’elle ne le descendit.
    Le froid sec et piquant se jeta sur elle et telle une sangsue affamée aspira d’une traite toute la chaleur nerveuse qu’elle renfermait. Bientôt un frisson lui parcourut l’échine et elle se frotta les bras de ses mains déjà engourdies. Le souffle raccourci par sa fuite puis par sa lutte contre le froid, elle se contint, se forçant même à parcourir le plus lentement possible l’allée bordée de platanes. Parvenue au portail, elle grelottait sans retenue. D'un regard, embué par les morsures du froid, elle embrassa la large allée, les arbres nus et la maison au loin. Un miaulement la tira de sa rêverie contemplative. Elle attrapa l’animal. Son pelage dégageait une douce chaleur, elle y enfouit le visage comme pour aspirer toute l’énergie contenue dans cette petite boule de poils pleine de vie. D’un geste brusque et dans un feulement, le félin coupa court à l’étreinte et détala dans l’allée pour se perdre en un instant dans la confusion nocturne. Sortant de sa torpeur, Françoise-Elisabeth se mit à courir à son tour vers la maison. Dans l’entrée, posée sur une coupelle d’argent, une lettre était posée ; celle qu’elle avait tant attendue.

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  • Le père P.

     

    Puisqu’il faut nous quitter, Chère Amie, c’est par nos plumes que nous poursuivrons cette conversation que nous entretenons depuis si longtemps. A Dieu ne plaise qu’il ne vous arrive rien de fâcheux en ces terres que l’on dit si hostiles. Vous connaissez mon sentiment sur ce départ, aussi je ne vous le redirai pas. Sachez tout de même que je ne vous approuve qu’à demi. Quel besoin avez-vous d’accompagner votre époux dans cette affectation lointaine ? Vous auriez tout aussi bien pu l’attendre en notre bonne ville. Après tout, la compagnie n’y est pas si mauvaise et suivre son mari relève d’une vue du mariage qui n’est pas mienne ! J’espère au moins que vous me divertirez en me mandant par le menu les mœurs des indigènes de cette contrée. Voilà qui atténuerait la peine que votre éloignement me cause !

    J’ai rencontré ce matin notre relation commune L. P. Cette personne est, je pense, à cent lieux d’imaginer ce qu’au fond nous pensons d’elle. Je riais intérieurement de l’entendre me demander de vos nouvelles, vous qui êtes son pire détracteur. Si l’intuition féminine existe, il est vain d’en rechercher la moindre once chez elle ! Nous nous sommes souvent amusées de ses tenues bariolées à l’excès. Elle avait ce matin tout l’air de ce volatile que l’on nomme perroquet. Les couleurs flamboyantes de cet oiseau ne sont guère séantes pour une femme, fût-elle encore jeune. On se donne de grands airs, voilà qu’on ressemble à un perroquet pour se trouver finalement taxée de grue dans le secret des correspondances. Avouez que cela est piquant ! Je reste au demeurant moins sévère que vous qui ne pardonnez rien aux gens de cette sorte. Reconnaissez-lui au moins le mérite d’avoir su élever ses enfants au-dessus de leur condition. N’est-ce pas là tout le bien que l’on peut attendre d’une éducation réussie ... ?

    Pour être honnête, je vous avoue que je vous rejoins pour dire qu’il y a de la grâce dans l'histoire de cette ascension familiale. Il est vrai que son époux le père P est un rustre de la pire espèce. Je garde un souvenir impérissable du dîner auquel nous fûmes conviés il y a quelques années de cela. Si l’intérieur des maisons en dit autant sur leurs hôtes que de longs discours, la demeure du père P est une grande bavarde. Il n’y a rien de plus désolant que les gens qui se donnent l’air d’être ce qu’ils ne sont pas. Chez les P, vous vous sentez agressée dès le vestibule. Les meubles de mauvaise facture s’y étalent et le mauvais goût vous remonte à la gorge comme un haut-le-cœur. Votre œil est irrésistiblement attiré, aspiré même, par une peinture représentant une vue de notre bon Paris ; mais un Paris d’opérette ma chère, un Paris aux couleurs cocottes, un Paris criard qui hurle au visiteur sa honte d’être ainsi entoilé. Cette croûte n’aurait-elle qu’un seul mérite, ce serait celui de m’éclairer sur l’inspiration vestimentaire de Madame P. Elle doit se faire fort le matin de s’assortir à son intérieur. C’est un défi comme un autre après tout, et il en est des pires. Au moins celui-ci a t-il le mérite de nous divertir.

    Je ne garde du dîner en lui-même que peu de souvenirs. Pour dire le vrai, je n'en aurais conservé aucun si l'on ne nous avait servi le saumon avec des couverts à poisson et repassé deux fois les fromages ! Fénelon, alors qu'il était précepteur de Monseigneur le duc de Bourgogne, lui aurait dit "qu'il était plus facile d'apprendre à parler comme un gentilhomme qu'à manger comme lui" ... Ce disant, peut-être pensait-il à quelque père P. de sa connaissance ...

    Assez de mauvaises pensées pour ce jour. Je vous quitte mon amie en espérant vous lire bientôt. Votre dévouée F.E.

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  • Premier tableau : Au commencement…

    A la nuit tombée, elle quitta comme un automate la bergère dans laquelle elle était lovée, se dirigea vers la fenêtre et posa son front brûlant contre le carreau glacé.

     

    "Déjà une journée !" pensa t-elle dans un soupir. Une journée que son amie était partie, une journée sans dire un mot ou presque, à compter les heures et à masquer sa peine. Les semaines précédentes étaient passées dans un tourbillon. Il y avait tant à faire et à préparer. Ensemble, elles avaient choisi les malles du voyage et couru les ateliers pour être sûres que Charlotte emporterait toutes les robes à la dernière mode de Paris. Elles avaient fait une dernière promenade au Bois riant comme deux jeunes filles échappées de leur couvent, elles avaient assisté au dîner que B donnait en l’honneur de l’amie sur le départ, elles avaient échafaudé mille projets de retrouvailles, rendu toutes les visites de convenances, et puis le dernier matin était arrivé.

    C’était un de ces petits matins de novembre où des milliers de gouttelettes de brouillard tiennent en échec les timides avances faites au jour par un soleil en deuil des chaleurs passées. Un matin triste et froid où les arbres brandissent vers le ciel leurs branches dénudées, lançant à l’hiver le défi muet de leur renaissance prochaine. Ce temps lui plut, il était au diapason de son âme triste. Les sentiments ont parfois besoin de mise en scène et elle aurait vu une insulte des cieux dans un soleil trop franc. Elle s’était levée tôt et avait congédié sa femme de chambre trop empressée et bavarde. Personne ne devait la voir pleurer. Pas même son amie et surtout pas ses gens. Elle étouffa un dernier sanglot et descendit lentement le grand escalier. Charlotte l’attendait sur les marches du perron, les joues rougies par le froid, mais les yeux un peu trop brillants. Les deux amies se donnèrent une longue accolade sans échanger une parole et Charlotte monta dans la voiture. Elle fit à son amie la grâce de ne pas se retourner. L’équipage avait depuis longtemps quitté le paysage quand Françoise Elisabeth se décida à rentrer.

     

    Le contact avec le carreau glacé la fit tressauter. Elle remonta machinalement une mèche dans sa coiffe, chassa de sa main une invisible poussière sur sa robe et aspira une longue bouffée d’air. Elle se dirigea à pas lent vers son petit bureau face à la fenêtre, s’assit et prit sa plume.

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