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En quelques temps, en quelques lieux... - Page 2

  • Ite missa est...

    medium_Terboch3.jpgMon bon cousin,

     

    Savez-vous qu’il se murmure ici de drôles de choses ? La rumeur n’est encore que chuchotement, mais l’on nous dit qu’une femme pourrait prendre la tête de votre République. J’ai grand-peine à le croire et le billet que je viens de lire à ce propos dans la Gazette ne m’a pas pleinement convaincue. Vos Provinces auraient-elles perdu la tête ?

     

    J’ai souvenir, il est vrai, que vous m’aviez entretenue de cette personne dans l’une de vos lettres de l’an dernier. Vous m’écriviez alors que cette drôlesse qui haranguait les foules avec tant de fougue pourrait bien bousculer les positions les mieux établies et surprendre son monde tel goupil fondant sur un poulailler. Vous me disiez surtout qu’elle était parvenue à dissimuler sa haute naissance pour se fondre dans le peuple et parler la même langue que lui. Il n’y a qu’une femme pour parvenir à tel exploit, car le travestissement est chez nous comme une seconde nature.

     

    La coquetterie féminine est sans limite. Nous maquillons tout et sommes maître dans l’art de la dissimulation. Qu’il faille cacher un teint brouillé sous une couche de fard ou bien un désamour profond derrière un grand sourire, rien ne nous est impossible dans la maîtrise de l’être et du paraître C’est, je crois, ce qui fait notre supériorité. La chrétienne que je suis trouve cela détestable mais elle ne peut s’empêcher de sourire en voyant tous ces mâles plonger cul par-dessus tête dans ce piège vieux comme le monde.

     

    Je vous avais dit mon cousin que vous auriez grand tort de sous-estimer cette adversaire !

     

    Sur les questions de gouvernement, dites à vos amis de ne plus la regarder comme une femme, mais comme une égale et de la traiter comme telle. Qu’ils cessent de la narguer en la renvoyant dans son office et que lui soient épargnées les questions ancillaires. Vos compagnons ne sortiraient pas vainqueurs d’une telle bataille, qui les ferait passer aux yeux du peuple pour des gens de peu de manières. En un mot, traitez-la comme un homme, mais un homme auquel il conviendrait toutefois de tenir la porte, car on vous reprocherait de la pire façon de lui manquer de galanterie ! Voilà mon cher ce que m’inspire la Gazette de ce matin.

     

    Je ne vous tairai pas mes inquiétudes : je pense que votre bataille est perdue d’avance. Pour l’emporter il faudrait faire un sans-faute et vos amis trébucheront très vite, j’en prends le pari. Le peuple aime les paradoxes : une république certes, mais avec des relents de monarchie dans l’organisation de ses pouvoirs ; la liberté évidemment, mais respectueuse de l’ordre public ; l’égalité bien sûr, mais comprise comme celle de chacun au sein de sa caste ; la fraternité certes, mais au sein de la même famille ; le progrès enfin, mais à condition qu’il respecte l’ordre ancien.

     

    Parce qu’à bien des égards cette femme incarne le paradoxe du peuple, vous ne pouvez rien contre elle. Ite missa est mon cousin, ite missa est …

     

    Votre fidèle F.E.

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  • Si vis pacem, para bellum...

    medium_22m.jpgChère Amie,

     

    Qu’est-ce donc que ces nouvelles épouvantables que vous me donnez là ? Je sens tant de résignation dans vos lignes que j’en suis toute retournée !

     

    Eh quoi ? L’église de votre bourg a brûlé et vous auriez voulu que les coupables ne fussent point punis ? Et pour quelles raisons je vous prie ? Pour éviter que ne soit publiquement flétrie la réputation des saisonniers qui viennent aider vos gens aux champs ? De grâce mon amie, reprenez-vous ! Que craigniez-vous au juste ? Vous avez le droit de votre côté ce me semble - alors, usez-en ! Vous me confiez vos craintes de représailles, de contagion, d’embuscade - fichtre que ces mots sont laids sous votre plume !

     

    Je vous croyais en villégiature à la campagne, accompagnant votre époux dans sa sinécure, et je vous découvre en campagne usant de termes guerriers ! Les faits que vous me décrivez sont graves et doivent être punis. Les abords de notre capitale ont connus de tels évènements il y a peu et la riposte de nos gens d’armes n’a pas été assez ferme, j’en ai bien peur. Sinon comment expliquer les soubresauts qui agitent maintenant nos provinces ?

     

    Il fallait frapper vite et fort. Au lieu de cela nous avons assisté à une sorte de mea culpa collectif insipide et creux. Certains beaux esprits théorisaient sur la responsabilité de la cité qui n’aurait pas su se montrer assez accueillante, ouverte et tolérante envers ces mauvais bougres venus d’on ne sait où et glorifiant je ne sais quel dieu. Aujourd’hui encore, malgré la multiplication de faits identiques à celui que vous me rapportez, on nous dit qu’il ne faut pas les tenir aux portes de la ville, mais leur ouvrir nos porches, leur donner du travail, leur offrir le gîte et le couvert. On nous interdit même de les juger sur des mines qu’ils ont mauvaises la plupart du temps. Il circule des libelles contre une police qui ne fait plus peur et dont on se joue même.

     

    Je vous le redis mon amie, il aurait fallu frapper fort. J’ai crainte que la peur n’ait changé de camp. Pour n’avoir pas su embastiller à temps quelques fauteurs de troubles, c’est la France entière que l’on tient sous le joug d’une tyrannie diffuse, mais bien réelle : celle des bons sentiments ; des bons sentiments qui dégoulinent d’une naïveté qui nous conduira à notre perte. Quand je lis vos scrupules, je me dis que la roue est en marche. Je refuse cette fatalité. Dans cette affaire mon amie, c’est la légiste qui vous parle. La chrétienne, quant à elle, n’a plus que la prière !

     

    Votre FE

     

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  • Une vie provinciale...

    medium_Raoux_II_ingr.jpgMa Chère,

    Votre dernière lettre me laisse les yeux humides et le souffle court. Je vous y ai senti si triste et si lasse que j’en ai eu du mal à trouver le sommeil plusieurs nuits de suite. Notre petite société vous manque et la vie semble avoir perdu tout attrait à vos yeux. Vous pleurez les joies de la précédente affectation de votre époux et vous ne parvenez pas à vous sentir chez vous dans ces murs provinciaux. Voilà ce que c’est mon amie que d’épouser un cadet ! Eussiez-vous choisi l’aîné de la famille que vous seriez aujourd’hui ma voisine, petite reine en l’hôtel de ***.

    Je suis cruelle comme seule une amie peut l’être, car je crois de mon devoir de vous ramener à la raison. Laissez donc parler ces méchantes langues. Ce qu’elles colportent est si exagéré que cela prête à sourire. Dites-vous que ce qui paraît énorme, vu de votre petite cité fortifiée, rapetisse en passant la Loire pour finir dérisoire une fois la Seine franchie. J’espère vous rassurer pleinement en vous écrivant qu’ici votre réputation est intacte. Hier encore, Madame de la *** et sa cousine Hermine du *** me demandaient de vos nouvelles et me chargeaient pour vous de mille gentillesses. Tenez, ce matin même, mon cousin l’Abbé de *** me prie de vous demander l’hospitalité d’une nuit, car il doit prochainement retrouver son Abbaye et souhaite faire étape chez vous, qui êtes à mi-chemin.

    Je vous en conjure ma chère, ne vous montrez pas aussi sensible aux petitesses de ce monde. Ne laissez pas des gens qui ne vous sont rien vous dicter votre conduite et vous dire ce qui est ou n’est pas convenable pour une dame de qualité. Il faut à tout prix vous prémunir des coups les plus vils commandés par l’envie, la jalousie ou que sais-je encore. Votre grande sensibilité est toute à votre honneur mais elle ne doit pas se retourner contre vous. Soyez chrétienne en écoutant la douleur de ce monde mais fermez votre cœur à la fausseté et l’hypocrisie. Il y a de l’équilibrisme dans cette sorte d’exercice et je conviens aisément que la chose est ardue. Je vous sais vaillante, rien ne vous est donc impossible.

    Votre amie fidèle

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    F.E.

  • Il n'est de bonne compagnie ...

     

    medium_Raoux_ingr.jpgMon amie,

     

    Je vous l’ai dit maintes fois, je nourris de sérieux doutes sur l’utilité des concessions mondaines que nous devons à notre petite société. Je vous vois sourire et vous moquer peut-être. Vous auriez bien raison. Il est vrai que je me laisse souvent tenter même si je renâcle toujours comme un mauvais cheval lorsque le carton me parvient. Las ! Chaque jour qui passe me rapproche de l’échéance et mes résolutions faiblissent. La curiosité est mauvaise conseillère et votre amie lui tend une oreille complaisante. Je me trouve ainsi, plus que je ne le souhaiterais, entraînée loin des chaudes tentures de mon boudoir.

    Je reviens à l’instant de l’une de ses petites causeries de dames où l’on feint d’être à son aise en sirotant un chocolat trop chaud, perchée plus qu’assise sur des fauteuils dont la facture l’emporte sur le confort. J’ai encore les oreilles pleines, c’est là le comble, des babillages creux de certaines de mes voisines. A de rares exceptions près, ces dames n’ont rien à dire mais elles le font savoir haut et fort et tous ces « riens » mêlés forment un brouhaha éprouvant pour mes nerfs. Je ne montre rien de cela et, pourquoi vous le cacher, je m’amuse même à feindre de priser fort leur compagnie. Le temps ne s’écoule lentement que lorsque l’on s’ennuie. J’ai donc trouvé dans cette petite comédie la parade pour accélérer le pas de Chronos et cette pensée secrète, je dois bien vous l’avouer, m’amuse énormément. Cette duperie bon enfant m’emmène pourtant plus loin que je ne le pensais car ces dames désormais recherchent ma compagnie.

    Pas un jour sans son lot de billets me priant d’accepter pour telle date à telle heure tel souper. Jugez comme la chose est coquasse : me voici en quelque sorte prise dans mes propres filets ! Moi qui n’apprécie rien tant que les petits comités, voilà que je virevolte d’un salon à un autre quand mon petit boudoir, lui, reste désespérément vide. J’ai tout fait pour accélérer la marche du temps et voici maintenant qu’il s’égrène trop vite, si vite, même, que je n’en ai plus une miette pour vous écrire. Même si parfois la légèreté de ces dames me délasse, croyez bien que je souffre de cette situation et l’absence de profondeur me pèse au bout du compte.

    Je ne saurais pourtant vous faire une promesse ferme de changement dans un proche avenir. Je réserve cette sorte de mensonge mondain que sont les faux engagements à certaines coteries mais à vous je dois la vérité. Ne pouvant être aussi proche de vous que je le souhaiterais, ne serait-ce que par l’entremise de ma plume, je vous reste fidèle en pensée. C’est fort peu et c’est beaucoup. C’est selon.

    Toujours votre,

    FE

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  • Le retour ?

     

    medium_522px-Plabche_VII_D_apres_la_Toilette_d_une_Elegante_de_Freudeberg.jpgL'encre de mes dernières lettres doit être bien sèche voire passée depuis le temps que je vous laisse dans le silence. Dieu m'est témoin que j'ai en vous une amie fidèle dont je n'ai pas à craindre le courroux. Je suis encore un peu faible ; aussi, je ne peux vous promettre une lettre quotidienne comme cela fut le cas en d'autres temps.
     
    Mon salon s'est éteint doucement malgré le passage de quelques amis venus y quérir des nouvelles que votre amie était bien en peine de donner. Je voudrais qu'ils sachent que leurs messages ont bien adouci certaines de ces heures sombres. Vous leur direz, n'est ce pas ? Vous qui me connaissez savez bien que j'ai toujours grand-mal à montrer mes sentiments. Que voulez-vous, je dois à Monsieur mon père d'exceller dans l'indifférence. C'est là un travers qu'il me faudrait corriger.
     
    La dignité que nous devons à notre éducation est une chose terrible quand elle conduit à ravaler au plus profond de l'être toute spontanéité. Je n'ai rien contre les principes, vous le savez bien, car ils soutiennent l'Homme. Point trop n'en faut toutefois car, à l'excès, ils donnent de l'âme une vision déformée comme celle que les corsets donnent de nos corps.
     
    Ainsi va notre petit monde, mon amie. Il n'y a pas que du bon dans cette société composée de gens que l'on dit de bonne compagnie. Combien d'entre eux sont morts, étouffés par les larmes qu'ils n'ont su verser ? Je voudrais bien le savoir. Mais je me rends compte que ces lignes reflètent une humeur que je n'ai pas encore à la fête. Je vous laisse donc pour aujourd'hui.
     
    Votre FE
     

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  • Quand le rideau tombe

    Ma chère amie,

     

    Il se donnait hier soir une petite représentation théâtrale chez l’une des relations de notre amie B. Comme elle ne souhaitait pas s’y rendre seule, je l’y ai très volontiers accompagnée. Nous avons passé une soirée fort amusante même si la pièce en elle-même ne présentait pas grand intérêt : texte très inégal, acteurs de second ordre, costumes rapiécés. Tout cela sentait un peu trop l’économie et la satire est tombée à plat.

    Quand on veut donner dans le clinquant, il faut y mettre les moyens. Je dois à la vérité de reconnaître quelques bonnes formules auxquelles nous avons ri de bon cœur même si Monsieur Molière, lui, les aurait sans doute rayées d’un trait de plume. Nous avons retrouvé là bas quelques amis avec lesquels nous sommes convenus de nous retrouver plus tard pour médianoche.

    B. toujours à l’affût des nouveaux talents, a souhaité convier l’auteur à cette petite soirée impromptue. Le pétillant était dans nos verres et point ailleurs tant ce jeune homme s’est montré terne dans sa mise et lent dans les réparties. Vous connaissez notre petite compagnie : les hommes y ont le verbe haut et les femmes, ma foi, ne s’en laissent pas conter. Notre jeune auteur en a été pour ses frais je crois. Il me paraît toujours risqué de juger une société sur l’image partielle qu’elle donne d’elle à un moment donné.

    Le théâtre n’est pas là où l’on pense qu’il est et la pièce qui se joue n’est pas toujours achevée au tombé du rideau.

    Votre FE

     

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  • La bonne année !

    Ma chère amie,

    Croyez-le, j’ai quitté avec joie décembre et ses agapes pour entrer sans élan dans janvier et son cortège de fâcheux qui viennent présenter des vœux de convenance. Mon hôtel ne désemplit pas et j’ai la plus grande peine à trouver le calme pour vous écrire. Du plus loin que remonte ma mémoire, je n’ai jamais goûté cette période de l’année et avec l’âge je supporte de moins en moins l’hypocrisie qui règne en ces heures. Souhaiter, avec la mine qu’il sied, une bonne santé à une vieille tante dont on attend le trépas comme le second avènement du Christ est un exercice périlleux et fort peu chrétien finalement. Et que dire de mon banquier pour lequel je formule les vœux d’une fortune qu’il fera grâce aux intérêts de mes dettes !

    Ah ! mon amie, à vous je peux bien le dire, je rêve parfois de quitter le corset de cette éducation policée pour dire à tous ces gens le fond de mes mauvaises pensées. A cette vieille tante, je dirais alors : "Mais mourez donc Madame, et que m’importe la manière, la chose sera encore trop douce à l’aune de tout ce que vous nous avez fait endurer enfants !" Quant à mon banquier, je lui dirais ceci : "Enrichissez-vous Monsieur, dépouillez-moi! Même pauvre, nue et sans atours, j'aurai plus de dignité que vous n'en aurez jamais avec tout votre or tant vous êtes méprisable !" Au lieu de cela me voici toute en révérences et courbettes, faisant mille grâces, servant mes meilleurs vins au financier et proposant les services de mon médecin à la vieille bique.

    Vous pouvez rire de moi mon amie, car je le mérite. Aussi, je recommande mon âme à vos prières, car les sentiments qui m’animent sont fort éloignés de ceux que prône notre Eglise. Imaginez un peu à quelle absurdité je suis contrainte : je vais devoir aggraver ma dette pour emprunter de quoi acheter quelques indulgences. C’est qu’il m’en faudra et des plénières encore pour me faire pardonner le mauvais esprit que je nourris contre mon banquier ! La corne d’abondance au service du tonneau des Danaïdes en quelque sorte ; le cocasse de la situation m’étouffe presque. Mais voilà que j’entends l’Abbé qui s’en vient ; je l’ai convié à souper pour causer de nos affaires. Je vous laisse et vous renouvelle tous mes vœux pour la nouvelle année.


    Votre infernale et toujours facétieuse FE

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  • Le merle moqueur

    Ma Chère,

     

    La distance qui nous sépare ne m’a jamais parue aussi grande qu’en ce jour où j’apprends que vous êtes accouchée d’un garçon. Que ne donnerais-je pour vous serrer dans mes bras et vous féliciter comme vous le méritez ! J’ai grand hâte de voir votre petit homme ! On me dit qu’il est bien gras et très chevelu ! Comme vous me l’aviez demandé, vous trouverez en la porteuse de cette lettre une nourrice dont je réponds comme de moi-même pour assouvir l’appétit de ce petit Monsieur du ***. Rien ne vaut le bon lait de France ! Je vous adresse également quelques caisses de notre vin de Champagne, de la confiture faite avec les mûres de mon jardin et quelques pâtes de fruit, car je sais que vous les aimez. Votre bonheur que j’imagine me comble et illumine ces tristes journées d’automne.

     

    Imaginez-vous qu’il souffle sur le Paris des salons un petit air mauvais venu de la province. Il y a quelques mois notre amie B. a introduit dans notre petite société un drôle de personnage tout en longueur et tout en os, au visage chafouin, au cheveu filasse et mis comme à l’avant-dernière mode. C’est un notaire bordelais venu reprendre l’étude d’un défunt oncle. Notre amie nous l’a présenté lors d’un petit souper dont elle a le secret. N’y étaient conviés que ses proches dont S. un jeune auteur qu’elle a pris en affection et auquel on promet un bel avenir. D’emblée notre Bordelais nous fit bien sentir qu’il se jouait fort de notre compagnie parisienne. Persuadé sans doute d’être dans une assemblée d’esprits simples et se glorifiant d’avoir fait ses humanités, l’homme, bien que nouveau venu et ne connaissant personne, s’est autorisé à jouer les critiques. Le visage fermé durant toute la soirée, il n’a manifesté aucun intérêt pour la conversation et s'est même ostensiblement mis en retrait lorsque S. nous a fait la lecture de sa dernière nouvelle. Il n’a desserré les mâchoires que pour me demander l’air narquois et regardant par-dessus mon épaule, si toutes les soirées parisiennes étaient toujours aussi bruyantes, futiles et stériles. « Vous voulez dire vivantes, enrichissantes et divertissantes ? » lui ai-je répondu. « Oui, elles sont toujours ainsi ! ».

     

    Croyez bien mon amie que je ne n’ouvrirai pas mon salon à ce petit notaire tant ses manières sont déplaisantes et son discours dénué de toute nuance. Bien des portes lui sont fermées depuis car cette petite ritournelle qu’il a servi et resservi à moult reprises a fini par lasser. A ce jour, on attend encore les premières lignes des libelles qu’il n’a cessé de promettre à certaines gazettes. Pour être aussi intransigeant dans ses goûts, il devra confiner au génie pour échapper au ridicule d'avoir tant exigé des autres et si peu de lui-même. Je doute toutefois voir un jour de telles pages tant la frustration, la mesquinerie et la jalousie sont piètres muses.

     

    Même dans la critique, ma chère, il faut savoir rester humble…

     

    Votre F.E.

     

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  • Une fâcheuse promesse


    Ma chère amie,

    Vous ne le croirez peut être pas, mais celle qui vous écrit ce jour s’applique à gagner son paradis d’une manière des plus désagréables ! Oui mon amie, tant qu’à gagner son billet pour les verts pâturages, autant le faire de façon plaisante car après tout, il n’est écrit nulle part que seules les grandes douleurs conduisent au salut de l’âme.

    J’héberge depuis quelques semaines maintenant une mienne cousine provinciale désargentée et je souffre mille morts chaque jour depuis que cette jeune personne a posé ses malles entre mes murs. Lors de ma dernière halte sur mes terres bourguignonnes, je me suis en effet prise d’affection pour cette demoiselle plutôt bien née quoique sans le sou. Dans un élan d’affection, j’ai proposé à ses parents de guider ses premiers pas dans le monde. Je trouvais l’entreprise d’autant plus attrayante que n’ayant finalement que peu d’écart d’âge avec cette jeune personne, je trouvais là une belle occasion de m’amuser un peu.

    Que suis-je donc allée faire dans cette galère ? Je me le demande chaque matin au lever. Cette jeune personne n’a aucune conscience de son encombrement qu’elle a pourtant fort grand. Non qu’elle soit de constitution robuste, car elle est même plutôt petite et menue. Je ne laisse d’ailleurs pas de m’étonner qu’une personne si frêle occupe tant d’espace dès qu’elle paraît dans une pièce. C’est que la demoiselle qui a le verbe facile parle aussi fort haut et d’une voix qui plus est nasillarde. Ce babillage incessant, cette logorrhée sont un supplice pour les oreilles de l’aurore au coucher et un défi pour l’entendement tant les propos sont futiles. Les jours passant, j’ai grand peine à garder un air attentif devant tant de bêtise. Quand je sens que l’accablement me guette, je me réfugie dans mon boudoir, m’allonge un instant, ferme les yeux et force mon esprit à se vider de ce trop plein de « néant ». Mais rien n’arrête cette insolente, pas même une porte fermée car elle est curieuse par surcroît. Mes petites échappées se transforment alors en traquenard puisque je me trouve confinée avec elle dans l’espace réduit de mon petit salon.

    J’ai cru trouver une issue en lui demandant de bien vouloir nous lire à haute voix ce roman si charmant de Madame de Lafayette. Las ! Elle s’est livrée à l’exercice d’une voix monocorde, seulement interrompue par la reprise de son souffle. Quand elle n’ânonnait pas certains mots, elle en écorchait d’autres. J’en venais à regretter son babillage insignifiant. C’est vous dire… Les moments les plus ardents entre la Princesse de Clèves et le Duc de Nemours en devenaient presque drôles. L’idée de la lecture a donc fait long feu.

    Je l’ai alors emmenée en promenade du côté de Port-Royal et l’ai confiée aux bons soins de nos sœurs pour quelques jours. Ces femmes, qui ont plus que moi vocation à la sainteté, sauraient sûrement occuper l’esprit bouillonnant de ma jeune parente. Deux jours ne s’étaient pas écoulés que la Mère Supérieure me faisait mander pour que je vienne reprendre possession de ma charge. Si l’inconsciente était ravie de sa retraite, les sœurs n’ont pas caché leur soulagement. La volubile avait troublé les offices et mangé plus que de raison alors que nous sommes en carême.

    C’est que je ne vous ai pas encore dit qu’elle compte aussi la gourmandise parmi ses petites tares. C’est une chance remarquez. En effet, cette jeune personne qui a quelques restes de son éducation ne parle jamais la bouche pleine. Il faut dire aussi qu’elle est toute à son assiette au moment des repas. Mais un inconvénient chasse l’autre, car elle bâfre plus qu’elle ne mange et ce spectacle conduit à l’écœurement des autres convives. Depuis un mois qu’elle est ici, sa taille a pris deux centimètres et je dois faire ajuster toutes ses robes par ma modiste. N’ayant pas l’âge d’être sa mère, mes conseils ne portent pas et c’est tout juste si mes remarquent suscitent chez elle un haussement de sourcil.

    Ah ! si seulement nous savions à l’avance où peuvent nous conduire certaines promesses et comme elles peuvent être funestes dans leurs conséquences, je gage que nous garderions bouche close au moment de prononcer des paroles engageantes.

    J’entends des pas. Ce doit être elle. Je vous laisse mon amie...

    F.E.
     

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  • L'amant

    Ma très chère,

    Je rapporte de ce petit souper impromptu chez notre amie B un trouble profond et un émoi qui laissent mes mains tremblantes.

    C’est que j’y ai vu d’un coup mon passé entrer par la grande porte ! Tous mes moyens se sont aussitôt envolés dans cet appel d’air venu d’un autre temps, un temps que je croyais enfoui à tout jamais dans les tréfonds de ma mémoire. Le rouge m’est venu aux joues, mon cœur s’est mis à battre une drôle de mesure et j’avais aux oreilles les notes d’un vieil adagio. De saisissement, j’ai fermé un instant les yeux espérant que cette vision quitterait notre dimension pour une autre plus atmosphérique. En vain. J’ai alors espéré ne pas avoir été vue et me suis mise à l’écart à l’abri des tentures. Je me suis crue tranquille quelques précieuses minutes et me suis plongée dans la contemplation de la vue du jardin pour reprendre mes esprits.

    Il est des choses que nous sentons, et je savais fort bien que mon entreprise avait échoué lamentablement. Ah ! mon Amie, en ces instants si terrestres que le réconfort et l’aide du Ciel mettent du temps à venir ! A cette feuille qui me relie si intimement à vous et dans ma solitude retrouvée, je dois bien la vérité de dire que je ne souhaitais aucune intercession divine dans cette affaire !

    Je l’ai senti avant qu’il ne m’approche. J’ai vu son sourire avant même de me retourner. J’étais encore pleine de sa voix avant même qu’il ne me parle. J’ai pris une profonde inspiration, j’ai loué tous les saints et me suis retournée. A ma mine si fragilement sérieuse, il a opposé en retour toute la force d’un éclat de rire ! Que pouvais-je faire d’autre que rire aussi ?

    Alors que je lui tendais négligemment la main dans l’attente de recevoir cette sorte d’hommage que l’on doit aux dames dans un salon, il ne l’a pas prise, mais m’a caressé la joue. Sa main, s’attardant bien plus que les convenances ne l’autorisent dans ce genre d’endroit, a glissé délicatement le long de mon cou pour se perdre dans le bas de ma coiffe. Ce geste qui signait autrefois son affection m’a plongé à nouveau dans les plus grands troubles et je ne parvenais plus à décrocher mon regard du sien.

    J’y ai revu comme une fulgurance la jeune fille que j’ai été. J’ai revu ces étés de jadis, ces champs de blé mûr parsemés de mille ors dans lesquels, insouciants nous marchions sans but vers un avenir que nous croyions éternel. J’ai revu nos étreintes d'alors, nos jeunes corps en sueur enlacés et repus d'avoir goûté au fruit défendu, élixir divin, à la lueur de la lune notre tendre complice. Je l’ai revu me déclamer le matin les textes qu’il m’écrivait la nuit tandis que je dormais. Je me suis revue poser pour lui à demi-nue priant pour que Monsieur mon père ne tombe pas sur ces sanguines. Je l’ai revu façonner mon visage dans la glaise. J’ai revu nos au revoir d'antan, nos fidèles serments, nos rêves d'épousailles.

    Hélas ! L'adieu s'est posé comme un voile sur ces fiançailles. Ce soir je feuillette ce vieil album aux couleurs de l'automne, pour surprendre le temps.

    Votre F.E.

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  • L'honorable parlementaire

    Chère C.M.

    J’ai reçu l’autre soir à dîner le député G. Je l’avais rencontré alors que je travaillais au Palais Bourbon servant de plume docile à l’un de ses collègues, T, député-maire d’une petite ville résidentielle. Il me souvient qu’à l’époque ces deux-là ne s’estimaient guère, chacun traitant l’autre d’imbécile patenté, de gougnafier et de parasite de la République. Il faut dire que dans cette partie-ci du VIIe arrondissement le mètre cube d’injure n’est pas cher. C’est bien la seule chose abordable d’ailleurs dans ce carré étroit qu’est la place du Palais Bourbon.

    Il faut croire que l’eau a bien coulé sous le Pont Alexandre III, car mes deux oiseaux qui sont désormais les meilleurs ennemis du monde se respectent et ne s’insultent plus. Tu noteras que je n’emploie pas le mot ami. Cette espèce n’existe pas en politique. On peut y croiser des alliés, toujours de circonstance ; des amis, jamais. A côtoyer de près ces hommes durant de longues années, j’ai retenu quelques règles essentielles si l’on veut survivre dans ce petit milieu. Toujours se méfier de celui qui s’avance, la main offerte en saluant son collègue d’un « Mon ami comment vas-tu ? ». Toujours fuir aussi celui qui met la main sur l’épaule d’un congénère en lui susurrant un « à toi, je peux bien le dire puisque tu es un ami ». Dans le premier cas, la petite phrase masque au mieux une indifférence polie, au pire le secret espoir que l’autre réponde « mal, très mal, je vais tout lâcher ». Dans le second, au mieux le tuyaux est percé, au pire c’est un piège.

    Entre ennemis les choses ont le mérite d’être claires. Point n’est besoin d’artifice. On se croise, on se toise, on se mesure, on se défie. Tout cela peut se jouer en un regard à la salle des quatre colonnes ou à la buvette du palais. Etre ennemis en politique, c’est une sorte d’adoubement, une espèce de cooptation entre mâles de force égale. N’est digne d’être ainsi qualifié que celui qui menace le pré carré de son semblable, celui qui est pressenti comme étant de même valeur. Bref, celui qui inspire le respect quelque soit son camp et, pour dire le vrai, je pense qu’au fond, les pires ennemis se partagent le même. C’est paradoxal, mais c’est ainsi. C’est une chose que T n’a jamais comprise. Il faut dire qu’il est un rentier de la politique. Sa circonscription, héritée de son père est un terrain de jeu quand celle de G, conquise voix après voix, est un champ de bataille. La facilité de l’élection ne fait pas le talent. Et cela, T ne l’a pas davantage compris.

    C’est que Monsieur le député est un grand sentimental en fait. C’est un homme qui persiste à ne se voir que des amis avec une constance confinant à la bêtise. Je lui ai souvent dit qu’il avait raté sa vocation et il ne sortait jamais tant de ses gonds que lorsque je le traitais de nouveau Candide. Il me fait l’effet d’un missionnaire égaré dans une tribu anthropophage avec sa bible comme seul bouclier, une espèce de pacifiste niais qui se promènerait la fleur au fusil dans les couloirs du Palais quand tous les autres auraient leur tenue de combat et raseraient les murs de peur de se prendre un coup mortel dans la colonne. Toutes les vilenies sont permises dans les couloirs feutrés et lambrissés de la République : élaboration de fausse rumeur, délation fiscale, indiscrétion savamment orchestrée à quelques « canards »… Ne jamais baisser sa garde car sous les moquettes épaisses et les marbres rutilants, se dissimulent bien des chausse-trappes ! Si les chats qui se prélassent aux beaux jours dans les fourrés des jardins de l’hôtel de Lassay savaient parler, ils nous en conteraient de belles sur les coulisses de ces palais où la comédie démocratique se joue à grands frais. En ces lieux, l’hypocrisie tient le manche quand la mesquinerie frappe.

    J’ai toujours parcouru avec un plaisir curieux mêlé de crainte les caves voûtées et les couloirs souterrains du palais, car je m’ imaginais que peut-être un jour j’y découvrirais, au hasard de ces pérégrinations, le squelette morcelé de quelques victimes du parlementarisme rationalisé. A cette évocation, je souris encore. En fait de cadavres, je n’ai jamais vu errer autre chose que quelques rats ; encore étaient-ils rares, car les chats bourbonnais sont redoutables d’efficacité. Quelques gardes républicains aussi traînaient leurs guêtres en ces lieux sombres et poussiéreux, car la sécurité de certains sites s’attache aussi à leur sous-sol.

    Mais j’en reviens à notre ravi de l’hémicycle.

    S’il est une chose que l’homme politique n’aime pas, et T en était un exemple parfait, c’est d’avoir à choisir. Car choisir, c’est éliminer et donc déplaire à quelques-uns. Déplaire… quel drame pour celui qui ne vit que par et pour le regard des autres. Ne pas avoir à choisir pour ne pas avoir à déplaire : c’était le rêve de T. Combien de fois l’ai-je vu se ronger les sangs, tourner en rond dans son bureau, rédiger une prise de position, la déchirer pour adopter l’option opposée pour finalement s’arrêter, la tête entre les mains, et me lâcher tout de go « je suis perdu » avec des yeux de chien battu !

    Au fond, j’ai toujours pensé que pour les neuf dixièmes d’entre eux, ces honorables parlementaires étaient centristes dans leur for intérieur par peur du choix ; certains sont plus au centre que d’autres, c’est tout.

    Le marais a encore de beaux jours.

    F.E.

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  • Le gentilhomme trompé


    Ma chère amie,

    Je vois le jour qui décline et toute ma joie avec. Votre lettre du 15 de ce mois me trouve pleine d'un vague à l'âme que je ne parviens à dissiper. Sans doute un effet du temps sur mon humeur que j’ai, moi aussi, à la pluie ces jours-ci. Ces brumes persistantes et ces crachins qui n'en finissent pas achèvent de me miner. Je voudrais tant retenir ces minutes qui ne cessent de fuir, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Ces journées qui raccourcissent, cette lumière qui se tamise, ces ombres qui avancent à pas lent mais ferme, cette nature en deuil qui se pare de son linceul hivernal, tout cela me porte à la mélancolie. Ah ! mon amie que votre douce et amicale présence, que vos rires me manquent. La solitude intérieure glace le plus douillet des foyers.

     

    Il faut que je me reprenne. Paraître. Toujours. Ne jamais se laisser aller. Etre digne. Voilà ce que répétait Monsieur mon Père lorsque j'étais enfant et que le chagrin me serrait le cœur. Je mesure aujourd'hui la profonde nécessité de ces exigences. Il est des gens qui ne pardonnent aucune faiblesse, aucun écart, qui vous jugent sur un instant et si ce n'est pas le bon, tant pis. Cette engeance m’indiffère, mais je ne veux lui donner aucune prise. Etre irréprochable, s'efforcer de l'être en tout cas, c'est la paix de l'esprit assurée.

    Vous me trouvez en peine aussi, car il faut que vous sachiez que l'état de ce pauvre J. s'est considérablement aggravé. Je vous avais dit mes craintes au sujet de cet ami commun dont le comportement ne laissait de m'inquiéter depuis quelques mois. Je crois que la dernière fois que vous l'avez vu, à la Noël de l'an dernier, il allait encore bien. Vous ne le reconnaîtriez pas ce jour. Lui qui était si bon vivant est comme consumé par un feu intérieur. Vous ai-je dit que son épouse l'a quitté ? Elle est repartie vivre sur ses terres de Bretagne et je crois que c'est ce qui a déclenché la suite des évènements.

     

    J'ai toujours pensé que ce couple ferait long feu. Non que je crois au mariage d'amour. Ce sentiment n'a que peu de place dans cette sorte d'arrangement, nous le savons bien. Inutile de nous mentir, nous serions malheureuses. Le mariage est un contrat comme un autre, à ceci près qu'il peut comporter un charmant avenant : l'amour. A défaut, considération mutuelle, respect réciproque et même confiance seront gages d'une bonne exécution de l'acte. Pour son malheur et du jour de ses noces, la promise de J. a voulu croire que son mariage échapperait à la loi du genre.

     

    Plutôt charmante quoique dénuée d’esprit, elle aurait fait une bonne épouse pour J. Hélas ! les atouts de son mari n’ont su éveiller chez elle autre chose qu’une indifférence polie. Dans un mouvement inverse, J. tombait littéralement sous le charme de la belle écervelée. Lui qui fréquentait tant d’alcôves s’est quasiment muré dans celle d’une épouse qui n’avait de regards que pour les amis de cet époux aveuglé. La rumeur est née un jour d’une indiscrétion domestique, elle a couru d’hôtel en hôtel, de salon en salon et de couches en couches jusqu'à revenir à son point d’origine dans les oreilles du mari trompé. De trompeur impénitent, J est devenu le trompé, le cocu, celui que l’on moque, celui que l’on regarde en souriant tout en le saluant de loin d’un petit mouvement du chef. Celui que l’on fuit aussi de peur que la chose ne soit contagieuse. Pendant un temps, notre ami a feint de ne pas savoir.

     

    Dans un sursaut d’orgueil, on dit qu’il a fait à son épouse une scène épouvantable dont les murs résonnent encore. Il lui a interdit de sortir, a ouvert toute sa correspondance, l’a fait suivre par un valet, l’a couverte de présents, de fleurs. Tout et son contraire en somme. Il est arrivé un soir chez moi hagard, l’habit de travers, persuadé que je cachais sa femme, tenant des propos sans queue ni tête, me parlant d’un complot ourdi par des ennemis cherchant sa perte. J’ai eu la plus grande peine du monde à le ramener à la raison. J’ai fait atteler ma voiture au milieu de la nuit et l’ai raccompagné moi-même jusqu’au Marais. Dans le même temps, je l’ai appris par la suite, la belle coureuse avait fait quérir ses malles pour retourner en Bretagne.

     

    Depuis, notre ami est enfermé en son hôtel. Il ne répond à aucune invitation et ne veut recevoir personne. On dit qu’il a fait donner aux œuvres tous ses habits et qu’il ne porte plus que le grand deuil. Hier, tandis que je me promenais au Bois, la silhouette d’un pauvre hère a attiré mon attention. Nos regards se sont croisés et j’ai lu dans ses yeux comme une muette prière : celle de feindre ne point l’avoir reconnu. Alors, j’ai passé mon chemin.

    La dignité ma chère. Même dans les pires turpitudes.

    Fidèlement,

    F.E.

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  • La trinité républicaine biscornue: contrainte, inéquité, corporatisme

    Chère amie,

    Je voulais te remercier encore une fois de m'avoir si gentiment reçue. J'aurais bien prolongé mon séjour d'une semaine, mais comme tu le sais je m'étais engagée de longue date à tenir un stand lors de cette vente de charité organisée par notre ancienne école. Les sœurs comptaient sur moi et j'aurais eu beaucoup de peine à leur faire défaut pour cette kermesse dont les fruits permettent d'entretenir le cloître et le jardin. Tu te souviens certainement de cette bonne vieille sœur Marie-Augustine qui nous grondait lorsque nous attachions mal nos tabliers ou lorsqu’elle nous surprenait en train de chiper des poires dans le verger. Eh bien, c’est elle qui tient les comptes des permanences pour les stands et à ses yeux, je crois que j’ai toujours huit ans. Hors de question de faillir à ma parole donc.

    La France fait grand cas de ses représentants, car tu as une bien belle demeure et j'ai trouvé ton mari, bien que fort pris par ses obligations, très empressé de t'épargner le moindre effort. Il est vrai que, le terme approchant, tu dois te ménager tant et plus. J'espère que ma venue n'aura pas été pour toi source d'un trop grand tracas. L'aurais-je pu d'ailleurs que je ne serais sans doute pas restée davantage à cause de cela. Je sais bien que tu t'en défends mais, compte tenu de ton état, je ne me pardonnerais pas d'être involontairement la cause d'une fatigue supplémentaire.

    A ma grande surprise, j'ai bien supporté le décalage horaire et j'affiche plutôt une bonne mine. Il faut dire que, dans ton pays, le soleil n'est pas avare de ses rayons et quoi de mieux qu’un bon teint pour masquer les désagréments du voyage. Pour te dire vrai, malgré tous ses atouts, ta contrée d'adoption ne vaut pas notre vieille Europe rhumatisante, et je redécouvre mon vieux Paris comme on retrouve le soir ses pantoufles laissées le matin au pied du lit. Y glisser ses pieds est un bonheur inépuisable, celui que l'on éprouve au contact des choses que l'on connaît et que l'on aime sans rien leur demander d'autre que d'être ce qu'elles sont. Etant un peu casanière, je laisse aux autres le goût de l’aventure. Rien ne me plaît plus qu’un salon, un feu de cheminée, un bon livre et quelques amis parfois pour converser autour d’un petit verre de vieux marc.

    Quel drôle de pays tout de même que celui où tu vis ! Je n’en reviens toujours pas qu’on y puisse adopter des lois pour une partie seulement de la population à raison de son sexe ou de sa couleur. Comment appellent-ils cela déjà ? Des quotas ? Des discriminations positives ? Enfin, tout cela est relatif. Tu connais mon sentiment sur ces points. Le positif de celui qui en bénéficie est le négatif de celui qui n’en bénéficie pas ou de celui qui s'en voit écarté, car il n’a pas la bonne couleur ou le bon sexe indépendamment de ses mérites personnels. Finalement, au prétexte d’être juste pour quelques-uns, on érige l’injustice pour tous les autres en mode de gouvernement. Il y a là quelque perversité qui m’échappe et me fait sourire tant elle est la négation même du régime qu’il prétend être. Je suis critique il est vrai, mais je n’encense pas pour autant le système qui a cours ici.

    Figure-toi qu’en France, pour ne pas avoir l’air de traiter différemment une communauté, il paraît plus simple d’appliquer à tous des mesures qui, objectivement, ne devraient concerner que quelques-uns. Ceux qui nous gouvernent n’ont aucun courage et sont prêts à toutes les concessions pour ne pas réveiller la colère des cerbères gardant le temple républicain des droits de l’homme.

    Eclatement de l’intérêt général dans un cas, étirement à l’extrême de l’intérêt particulier dans l’autre. Les deux systèmes sont aussi insatisfaisants l’un que l’autre alors même qu’ils prétendent reposer sur le même principe d’égalité. Privilèges de ce côté-là de l’Atlantique, corporatismes de ce côté-ci. Pourquoi avoir coupé la tête d’un roi pour en arriver là ? Elles sont belles je te le dis ces républiques qui brassent du vide depuis plus de deux siècles en donnant à qui veut les entendre des leçons de démocratie à n’en plus finir !

    L’histoire, je trouve, a beaucoup d’ironie, une ironie mordante. Encore un complot des anglais ? Voire...

    Ton amie, une citoyenne facétieuse

    F.E.

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  • "Ce que l'on conçoit bien…

    Chère Amie,

    Monsieur du *** me quitte à l’instant après m’avoir apporté de très bonnes nouvelles de votre personne. Je suis heureuse de savoir que ces messieurs de la faculté vous autorisent enfin à quitter la chambre. C’est un garçon que vous portez, j’en prends le pari ; les filles se font plus discrètes. C’est à croire qu’elles ont, avant même de naître, la prescience de ce qu’elles-mêmes subiront à la fleur de leur âge. Ménagez-vous ma chère, et prenez le grand air. Pour vous plaire, je vous envoie une caisse de Latour. On dit ce vin de Bordeaux bon pour le sang. Jugez par là comme je prends votre santé à cœur moi qui suis fière bourguignonne.

    La convalescente que vous êtes appréciera sans doute le petit divertissement qui va suivre. Un officier de mes amis m’a montré l’autre jour une lettre qu’il a reçue d’un sien cousin qui se targue d’avoir la plume aussi effilée que l’épée. Quelle belle partie de rire nous eûmes à cette lecture, et je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager la meilleure part de la missive.

    « Je suis un être négatif, néantisé par lui-même, se flattant même de sa néantitude. Je passe mes journées à spéculer sur du vide, à ratiociner à propos de rien. Et puis, je procrastine. L'ataraxie qui est la mienne n'est pas celle des stoïciens, c'est celle des abouliques...".

    Qu’en termes alambiqués ces choses-là sont dites ! Je n’imagine que trop bien votre mine déconfite. La mienne l’était tout autant, et j’ai dû me faire répéter le passage plusieurs fois pour commencer à en saisir la substantifique moelle. Pourquoi prendre tant de chemins de traverse pour finalement nous dire ceci : « Je me sens vide, inutile, et toute volonté m’a quitté. Je ne parviens plus à agir. Même le noir qu’il me faut broyer, je le remets au lendemain. C’est vous dire si je vais mal. »

    Vous pensez peut-être que cette lettre était un exercice de style, une sorte d’amusement du verbe et de l’esprit. Que nenni ! C’est que le bougre ne plaisante pas, m’a répondu mon visiteur quand, interdite et ne pouvant croire cette lettre sérieuse, je l’interrogeais sur ce point.

    Car enfin, qu’est-ce donc que cette coquetterie littéraire qui trouve élégant d’aligner ainsi les termes savants comme on enfile les perles ? On dirait que ces mots échappés de leur dictionnaire comme d’une cage vous sautent à la gorge, tant et si bien que le souffle vous manque et la phrase vous étouffe. Ce n’est plus un champ sémantique, c’est un champ de bataille. Loin d’être construite, la pensée, à peine exprimée, se volatilise, disparaît même comme en quête de son propre sens.

    Il en est de la langue comme du savoir-vivre : l’étalage des richesses est du plus mauvais goût. Le mot juste est à la littérature ce que l’élégance est au gentilhomme. La langue française est riche et tout l’art consiste à composer les bons assortiments. Les mots, ma chère, s’apprivoisent, se dressent et se séduisent même parfois ; c’est là le seul secret d’une mise en musique harmonieuse. Si le dompteur est bon, il lui suffit de paraître pour que la chose s’organise. Si les ficelles sont trop grosses, si les coups de cravache s’entendent, c’est que la plume a dérapé. J’aime à me promener au fil des mots à condition qu’il n’y ait point trop d’embûches et que l’atmosphère n’empeste pas la sueur de l’auteur. Vous m’objecterez peut-être que l’excès de simplicité nuit à la qualité de la langue et que la bonne littérature n’est pas que dans l’épure. J’en conviendrai avec vous. Tout est affaire d’équilibre. Le parler clair, c’est la politesse du verbe.

    Il faut donc concevoir les mots comme l’écrin de la pensée, et point n’est besoin d’un coffre à bijoux ruisselant pour rutiler de mille feux. Il suffit d’une pierre parfois.

     

    C’est peut-être cela le talent.

     

    F.E.

     

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  • Le disciple volant (Le faire-valoir)

    Chère amie,

    Tenue éloignée une semaine durant de mon bureau par une légère indisposition, je ne recouvre qu’aujourd’hui la force suffisante pour coucher quelques mots sur le papier. Tu me vois bien désolée d’avoir manqué ta cousine et je te prie de bien vouloir lui renouveler toutes mes excuses de n’avoir pu honorer mes engagements auprès d’elle. Je sais combien elle se faisait une joie de m’accompagner à l’inauguration de l’exposition universelle et de visiter le nouveau palais de Chaillot. Fort heureusement, j’ai pu lui faire parvenir à temps les autorisations et notre amie commune B a été, je crois, un guide de fort bonne compagnie. Je pense aller voir demain une fresque de Raoul Dufy sur la fée électricité ; on la dit très impressionnante. En attendant, cette fée doit avoir ses humeurs, car nous sommes privés de sa lumière depuis hier soir. J’ai donc fait reprendre du service à toutes mes lampes Pigeon. Fort heureusement, l’inconvénient est mineur car les jours vont en s’allongeant. Au reste, je trouve à ces lampes comme aux bougies d’ailleurs un charme tout particulier ; écrire à leur lueur, c’est caresser de la plume le temps qui passe.

    Il ne faudrait pas que ce reste de fièvre qui me pousse à la nostalgie me fasse oublier de te raconter mon dernier dîner chez cette chère B. Je ne sais pas comment ces choses-là arrivent, mais je vais finir par penser que j’attire décidément les drôles de zouaves. Ou bien serait-ce que j’ai un regard à ce point acéré que je vois chez certains ce que nul autre ne voit ? Je m’interroge vraiment et j’en ri beaucoup. Tu te souviens sans doute de ce fat dont je t’ai parlé dans l’une de mes lettres. Eh bien, ce que je ne t’avais pas dit alors, c’est que ce personnage trimballe dans son sillage toute une cour dont le pilier est un jeune homme que l’on ne remarque pas de prime abord tant il est insignifiant. Il est même tellement effacé qu’on pourrait le croire transparent ; derrière ses petites lunettes son regard semble délavé, ses vêtements de coupe aléatoire sont passés. Il n’y a rien en lui qui accroche le regard et la nature l’a fait tellement maigre qu’il n’occupe que peu d’espace.

     

    Comment B le connaît-elle ? Je ne sais, mais il était de ce dîner. Je me suis trouvée placée en face de lui. Tu penses si j’ai eu tout loisir de l’observer. Notre amie avait également convié un vieux général, un évêque bedonnant et un jeune dandy aux idées tranchées accompagné d’une cocotte outrageusement maquillée. Il y avait aussi sa vieille tante de quatre-vingt sept ans, veuve depuis 1870, qui feint de ne plus avoir toute sa tête. Ce mélange des genres est le jeu favori de B.

    Le général et l’évêque se sont partagé les frais de la conversation, le vieux militaire refaisant la grande guerre, l’ecclésiastique lui répondant par l’apocalypse de St Jean. Je me serais mortellement ennuyée si le véritable spectacle ne s‘était déroulé en face de moi. J’ai cru mon fade vis à vis atteint d’une sorte de malaise à le voir ainsi osciller la tête de façon continue. En fait de malaise, l’animal opinait tout simplement du chef en regardant tantôt le général, tantôt l’évêque. Et tandis que toute la tablée étouffait poliment ses bâillements en regardant discrètement sa montre, j’ai vu le visage de notre homme se transfigurer vraiment jusqu’à afficher un air de la plus grande pénétration. J’ai cru un instant qu’il se moquait, mais il était des plus sérieux en vérité. Plus l’ennui nous gagnait, plus l’homme avait l’air intéressé par la conversation. Encouragés, les bavards continuaient. Et j’ai enfin compris.

     

    J’ai rencontré, ma chère, un authentique faire-valoir. Ce garçon, dont on se demande si on ne l’a pas rêvé, tant il est inconsistant, n’existe que parce qu’il sert la cause des beaux parleurs. Sa pensée n’importe pas. De toute façon, il ne pense pas. Il n’a pas besoin de parler. Il lui suffit d’hocher la tête en se donnant l’air de savoir, ce qui confère au parleur l’autorité du maître qu’il n’est pas, mais qu’il paraît être aux yeux des autres pour quelques minutes. C’est une sorte de disciple volant qui louerait ses services à quelque ego en mal d’admirateur. Je soupçonne B de l’avoir emprunté au fat pour donner à nos deux vieux messieurs l’illusion qu’ils comptaient encore dans le monde.


    Fort heureusement, les vieux messieurs en question sont gourmands et le dessert les a fait taire. B. a eu l’intelligence de faire servir le café au salon avant que le sabre et le goupillon ne se remettent à leur causerie. Quant à mon voisin de table, je ne l’ai plus vu de la soirée. Sa tâche accomplie, il s’est comme effacé du décor.

    Ton amie qui t'embrasse.

    F.E.

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